PascalF Kaufmann |
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MisericordiaDe dire que ses yeux étaient comme un estomac gonflé de pitance, un globe éteint purulent de sang jaune charrié par les vaisseaux des viscères, de dire, au souvenir d’autrefois, quand je croisais ce regard d’enfant pétillant de vie qu’une source de bonheur venait arroser semblait-il pour l'éternité, de dire, à l'ombre du temps passé et de quelques froncements de sourcils, la clarté de ce regard qui visitait l'avenir d’une si grande confiance et qui en ramenait d’utopiques présents, de dire, mais d’avouer en fait, que mes victoires furent minces, quelquefois honteuses où mes yeux armés d'une simple épée devaient combattre ceux-là enragés munis d'un sabre laser, de dire, que ce regard mis en scène par la colère ou l’incompréhension chargeait la pièce tantôt de rance, tantôt de déférence, d’où sortait des armoires d'innombrables cocus, de dire que la blancheur est bien le mélange de toutes les couleurs et partit pour un voyage coloré, ses yeux allumés de substance ne voyait que ce blanc, de dire que la noirceur est bien l'absence de couleur et, jeté par ses yeux devenait l'absence de coeur soutenable que par la seule compassion, de dire que j'ai douté, à cet instant, en face d'une vitrine d'opticien quand j'ai vu en reflet son regard me reconnaître, se baisser et s'enfuir, de dire que ses yeux étaient gonflés d’avoir été trop regardant, de tout ce qu'il avait regardé et qu'il n'avait jamais pu voir hormis une légion de chimères sans queue et sans plus de tête, de dire qu'à force d'avoir usé tous ces regards, il n’en resterait bientôt qu'un seul. Qu'on ne peut plus offrir, qu"on ne peut pas échanger, il n'en resterait qu'un seul bientôt; celui de la pitié. |
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Point-virguleFait pas chaud et, en plus je suis toujours tracassé par ce livre. La roue arrière de mon VTT frotte quelque part ; ce doit être le frein. Et là… mon premier point-virgule, on voit bien qu'il est indispensable, déjà, après deux lignes seulement. Le ciel est gris et la forêt trépigne, attend ses feuilles tendres de mai. Ça sent l'humide plutôt que le champignon, ça sent la tome plutôt que le printemps. J'ai froid aux mains, je rentre. De toute façon je dois amener Olivia à la gare, qui part quelques jours en vacances. Le sentier qui descend à la source est couvert de cailloux mouillés, il est glissant, je ne parviens pas à me concentrer, je dérape, je freine à tout-va; ce livre. Je trébuche sur une épine noire, l'arbuste se secoue comme un chien mouillé, me trempe. Je descends du vélo, je continue en poussant, je continue en pensant; qui a bien pu écrire ce livre, et son titre c'est quoi déjà ? Près de la source, assis dans une enfonçure, abrité, croit-il, par une barrière de fougères un gros renard se baigne dans la brume naissante. Quelle belle image, enfin je ne pense plus, je m'émerveille. Assoiffé de répit, je lappe ce laps de temps fort d'apaisement . Point. Virgule, et s'il avait la rage ? ! Vaut mieux déguerpir en douce. Tout compte fait, je préfère les écureuils. Au pied d'un frêne, je remonte sur la selle, mais quelque chose freine. Un pneu est plat et rien pour le regonfler ; ça me pompe, ça me pompe. Je continue à pied. Jamais, je n'arriverai à l'heure pour le train d'Olivia. J'en étais à la page 27, je crois. C'est quand on s'égare dans ce genre de bouquin qu'on se dit : "Tiens, je devrais écrire un livre, moi aussi " et de rajouter, narquois : "Comment a-t-il pu trouver un éditeur celui-là ? " et de plus belle, pantois : " Quoi, il ose postuler que les points-virgules n'auraient plus d'intérêt en littérature, qu'ils y seraient devenus inadaptés, démodés " et encore, fâché: " Il se permet de songer à les éradiquer, ce Monsieur ". Me souviens lorsqu' enfant, baillant aux corneilles au banc de l'église, du curé en chaire, de corbeau vêtu n'en finissant pas de côacôa, POINT VIRGULE qui a parlé par les prophètes. La magie du point-virgule; tout ce qui se dit avant, contenu par trois mots dits après. La vie est faite de fracas, de bruits ; on laisse passer la rumeur, on attend simplement le point-virgule et là, on tend bien l'oreille, juste quelques secondes, on écoute s'écouler et on boit ces deux trois mots, cette parole qui dit tout. J'en ai fait un art de vivre et quand Olivia m'appelle pour le souper et que je lui répond : " J'arrive tout de suite; si l'ordi. ne plante pas ", elle peut en attester. Et, même ce renard vu près de la source dans son lit de fougères, quand on y songe, c'est bien un point virgule qui l'a rendu magnifique ; puis brusquement dangereux. Holà, je presse le pas. Sitôt rentré je vais écrire une lettre, faire le point avec cette virgule d'écrivain. En attendant je fais le poing dans la poche de mon froc où, avec le froid se dissimule une virgule. Je cherche le livre partout, frénétiquement. Sur la table, un petit mot : Comme tu n'arrivais pas, je me suis débrouillée avec la voisine pour qu'elle m'amène à la gare. N'oublie pas de ranger les commis et vider le lave-vaisselle. A dans trois jours. Bisous. PS: J'ai pris un livre qui traînait au salon. |
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La CloisonVoici ce qui s'est passé dans l'après-midi du jeudi avant Pâques à six heures et quelques minutes. Maria sort par la petite porte du cagibi à l'ouest dans l'appartement du premier étage. Elle n'a rien trouvé, elle a fouillé partout. Elle veut sortir mais la porte qui sépare l'appartement du hall d'entrée semble avoir disparu. Elle pense que ce n'est pas vrai, que ce n'est pas possible. De ses poings, elle frappe le mur, mais personne ne répond, elle court à la fenêtre, il n'y a personne dans les alentours, la maison la plus proche se trouve à 200 mètres. Elle prend son téléphone, il n'y a pas de réseau, griffe quand même nerveusement son écran d'un hypothétique appel. Elle panique, ne se souvient plus de ce qu'elle était venue chercher. Elle retourne à la fenêtre et crie, encore ; et encore elle crie. Face à l'écho du néant, elle prend peur et cette peur lui en rappelle d'autres qui remontent du passé. Elle se laisse glisser le long du mur et se retrouve par terre les jambes écartées. Elle tente de faire le point, régénère sa poitrine à grosses bouffées d'air, cherche le calme, mais ses idées ne sont plus si claires. Rudoyés par le stress, ses cheveux deviennent gras et s'enroulent en arabesque sur le front et lui bouchent la vue ; elle ne tente aucune esquive. La nuit tombe. Voici ce qui s'est passé dans la journée du vendredi saint. Maria vit un calvaire, elle a perdu tous ses repères. Tantôt lucide, spectatrice de ses égarements, tantôt croyant trouver une porte de sortie, mais elle se retrouve trahie par le juda; quand elle y pose un oeil elle y voit une âme couronnée d'épines puis l'obscur. Machinalement, traînant les pieds, elle s'engage dans une sorte de procession faisant le tour des bibelots accumulés sur les étagères. Devant chacun d'eux, elle est traversée d'une émotion plus ou moins vive mais ne peut en situer l'origine d'aucun. Dans un pot en terre, elle découvre un trousseau de clés - ce qu'elle avait pu le chercher celui-là- mais n'y prête guère plus d'attention, derrière un livre elle déniche des billets de banque qu'elle met dans un vase en se disant qu'il faudra mettre de l'eau pour que ça pousse. Elle termine son cortège devant le portrait de feu son mari. Elle murmure, en caressant la joue du cadre : " Ô mon fils chéri, comme tu es beau ". Toute la nuit elle entend marcher des araignées au plafond et le coq chanter par trois fois. Voici ce qui s'est passé dans la journée du samedi, veille de Pâques. Maria se réveille assez en forme, mais elle se brûle sur une plaque électrique; la veille voulant se faire un café, elle l'avait enclenchée. Elle n'avait pas mis d'eau dans la casserole. Peut-être, est-ce cette brûlure qui rallume ses souvenirs; ils sont si nets. Quand elle avait onze ans, qu'elle accompagnait sa mère à la rivière pour faire la lessive avec les autres femmes du village. Il y avait Adélaïde qui faisait rire tout le monde avec ses ragots d'entrejambes, dénués d'enjambement, sans enrobage. Et, Horacio qui venait, comme par hasard faire abreuver ses huit chèvres. Il avait 12 ans. Elle voyait dépasser des genêts son visage coiffé d'un galurin noir qui rougissait au moindre de ses sourires. A cet instant, l'image de ce visage est tellement précis que Maria peut en compter les taches de rousseur. Elle se remémore toute cette époque avec tant de clarté qu'elle ne voit pas venir le crépuscule; puis là, elle recommence à voir les choses en noir. Voici ce qui s'est passé ce triste dimanche, jour de Pâques. Maria a faim, ouvre le frigo, il y a des oeufs durs, mais elle prend le pain sans levain posé sur le crucifix hier encore pendu à son clou, le rompt avec une fourchette et l'avale en communion avec toute sa déchéance. Elle reste plusieurs heures immobile devant la photo d'une rose. Au dos de la photo émane depuis des lustres, comme un baume, le seul mot d'amour que son mari ne lui ait jamais dédié. Ni maintenant, ni plus jamais elle pourra s'en parfumer. Tout est silencieux, on entend plus rien d'autre que le chuintement d'une larme qui s'écoule sous sa paupière. Voici, ce qui s'est passé le lundi de Pâques au matin. Alors qu'elle mange, triste devant son assiette - que d'ailleurs elle n'utilise pas -, les enfants des voisins viennent jouer au foot sur la place devant la maison. Ils profitent de l'absence de la proprio. qu'ils croient en vacances. Maria s'empresse vers la fenêtre pour appeler au secours. Ses lèvres semblent cousues. Elle veut lancer quelques chose pour attirer l'attention, mais tout à coup résonne un bruit de verre cassé; un des gamins a shooté le ballon dans le carreau du garage. Après un silence, il avise : "L'premier qui poucave, j'le nique, de toute façon, va rien voir la vioque, elle est timbrée grave". Maria ne comprend qu'un mot, mais celui-là, si lucidement que son corps entier se convulse, se bloque, se tait et s'effondre. Timbrée, c'est bien cela. Je ne suis plus qu'une enveloppe de chair timbrée au sceau de la démence où l'adresse renseigne d'un asile à deux ou à trépas. Voici ce qui s'est passé le mardi après Pâques peu après huit heures du matin. Maria reste allongée dans son lit les yeux ouverts fixant le ciel. Elle n'a ni froid ni chaud pourtant ses sensations sont bien présentes. Elle entend bien les rumeurs, ce vacarme, comme si tout s'écroulait, des voix d'hommes qui braillent, des engueulades en langage de chantier. Peut-être que Maria rêve, elle essaye de se retourner mais son corps se crispe plutôt qu'il ne bouge. Elle peut juste allonger le bras qui retombe aussitôt. Dans sa main, elle tient agrippé un papier, celui-là même qu'elle était venue chercher le jeudi soir. Une lettre en fait, qui commence par : Mes chers enfants, mes amours, je sens les premiers signes, jurez-moi quand il sera temps de ne pas me laisser m'enfoncer… Un brusque jet de lumière envahit la pièce. Voilà ce qui s'est passé le jeudi avant Pâques vers 17h30 de l'après-midi. Comme l'architecte l'avait averti, le premier maçon commence à ériger la cloison entre le hall d'entrée qui doit complètement être rénové et l'appartement. Ceci devant permettre les travaux sans que la poussière ne pénètre dans le dit appartement. Le maçon en perçant le mur touche, sans s'en rendre compte, la ligne téléphonique et la rompt. Maria arrive alors, essoufflée d'avoir monté l'escalier : "Excusez, j'ai oublié quelque chose". Le maçon lui recommande de se dépêcher car il a un rendez-vous important - l'apéro avec ses copains, à vrai dire - et sort fumer une clope. Dehors, le contremaître demande au maçon numéro 1 de ranger les outils et de charger la camionnette. Il faut que tout soit en ordre pour ce long weekend de Pâques qui va durer quatre jours. Il ordonne, alors au maçon numéro 2 d'aller finir de monter la cloison. Le maçon numéro 2 ne sait pas que Maria est en train de se perdre dans son intérieur à chercher quelque chose ; il l'oublie. |
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Gazon maudit On
ne peut pas les recevoir comme ça, t'as même pas tondu le gazon !
Olivia est
toute énervée; elle se réjouit, elle veut que tout soit joli
quand ils
arriveront. Elle a arrangé deux pots de lauriers sauvages à l'entrée de la
maison et débarrassé de leurs feuilles mortes les géraniums.
Impatients
dans leurs bacs, comme à un balcon, ils sont prêts à lancer des
confettis de
pétales sur les invités quand ils arriveront. Je commence par le bord du muret recouvert de mousse où je découvre quelques fraises des bois que j'espère à l'abri de l'echinococcose, cette arme à retardement amorcée par goupil, ce rusé dont l'urine vous bousille les reins. Et ça me pète à la gueule. Ce parfum puissant, fruité, unique. Ah, cet arôme délicat offert par cette petite fraise roturière qui, jadis a failli perdre sa naïve fraîcheur en voulant s'afficher au cou de quelques nobles. Après
plusieurs passes de coupe fil où trépasse l'herbette, je suis stoppé
net par le
tronc du pommier. L’air bête un peu, mais je ne me prive pas d’une
pause,
compte les bourgeons en pose dans leur branchage. Génial, je pourrai
cet
automne préparer une tarte à quatre pommes.
Effectivement, l’engin est assez silencieux, rien à voir avec l’infernal réveil-dimanche à moteur deux temps. Au plus, un bruit de hachoir à saucisse qui rappelle les bouchoyades à la ferme de mon enfance. Progressivement,
je saucissonne les
ares, je charcute le végétal. Le green parfait. Je boudine encore la
flore
quand, cette fois, c’est le prunier qui s’interpose. Quelques
sauterelles se
moquent, aussitôt une libellule rapplique car une mouche à merde avait
tout
cafardé. Stoïque, je ne pique pas la mouche, je rêve d’octobre, quand
il fera
tourner sa boule à miroir dans ses feuillages gavés de fruits, qu'il
fera
virevolter ombres et reflets, rose et mauve ou vert d'ocre-tobre
à en
attraper le tournis. Allez
au Travail ! Devenu RazL'herbette, le robot raseur, je commence à
trouver un
certain plaisir. Dans les zones franches d'obstacles, je peux balancer
la
machine à larges volées de gauche à droite et réciproquement. Je
m'enivre à
tailler l'ivraie, glissant sur les ray-grass, laissant derrière moi une
pelouse
de golfeur… avec bien plus que 18 trous. Maintenant,
j'entends plus nettement le bruit de l'herbe qui plie sous l'élan du
fil en
plastique de la machine. Ça fait mwâmm-mwâmm à droite et ça
balance à
grands coups, mwâmm- mwâmm à gauche. J'avance bien, il reste deux passages peut-être. Mais, et de plus en plus
fort, résonne comme un pleur. Je coupe la machine, il n'y a plus
rien
d'autre que le silence. Je réenclenche,
le gémissement est bien net cette fois, il remonte en frémissement le
manche du
coupe fil. Je
pose définitivement cette saloperie de machine. Plus
tard, à l'heure des rangements, Olivia, tout à coup, me regarde
fixement, elle
pointe son bras dans ma direction armée d'un couteau de
l'assortiment de
notre mariage et décrit sèchement un zig-zag. Maman, Maman !
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A tire-d'AigleJ'ai
fait quoi ? Disons, un pas à droite et j'ai remarqué au-loin dans la
forêt une
cabane en bois que je n'avais encore jamais vue. J'ai pris la voiture en direction de l'est. J'ai dú m'arrêter à un passage clouté, l'enfant qui traverssait m'a fait un sourire fier et un grand signe de la main. Cela m'a mis de bonne humeur. Sur le trottoir de la pizzeria, deux ados marqués d'un tatoo - une calligraphie chinoise - se tenaient l'un face à l'autre, les mains plates, hardis de papouilles jouant de fausses esquives à qui rougira le dernier. Puis l'orage. La foudre s'est abattue sur un vieil hêtre. J'ai enclenché les essuies-glaces et le clignotant à droite. J'ai roulé longtemps. Dans le rétro, je ne voyais déja plus l'antenne du Chasseral. Je suis arrivé sur une plage qui semblait être paradisiaque. De sable blanc. De sable rouge, car un enfant de trois ans rejeté par la méditerranée gisait abandonné; il portait une gourmette avec son prénom : "Aîssam". Impuissant, au lieu d'un moindre service, je n'ai pu rendre que tripes et boyaux. J'ai fermé les yeux. J'ai couru le long de la plage puis, me suis effondré. Alors le vide. Plus exactement l'envie de vide. Sauvé
par des plaisanciers bobos et tout nus,
je me suis retrouvé sur le pont d'un voilier. Les femmes avaient des
poils sous
les bras. On a chanté, on a chaloupé toute la nuit une bouteille à la
main. A
la dérive, l'esquif sans ancre, semblait pourtant vouloir écrire un mot
bateau,
peut-être "liberté" sur cette page d'océan. Cette page aussitôt
spoliée par un pétrolier géant en train de sombrer qui l'a recouverte
de son
oeuvre ; une huile, lugubre, figurant des oiseaux mazoutés. Puis
j'ai marché de jour, stupéfait par les trésors de la
nature. Dans un village en pleine steppe, une petite fille burkinabé
faisait la manche, je ne lui ai rien proposé d'autre qu'un
haussement
d'épaule. Plus loin, incrédule, j'ai croisé un rhinocéros unicorne, un calao bicorne et des aras heureux. Marchant de nuit avec l'impression que de la glace fondait sous mes pas, marchant de jour avec la sensation que l'air qui me chauffait la veille me brûlait le lendemain. J'ai dormi debout au point qu'au réveil, ce fut déjà le crépuscule. Un gros rond orange nageait sur l'horizon. Il y avait un bar, la foule et de la musique brésilienne. Entre samba et danse de camping - j'ai contribué à la caricature - les dandinements allaient bon train. J'ai
commandé une caïpirinha.
La serveuse a fait un joli sourire ; en se baissant vers le frigo, sous
sa jupe
qui se relevait, un petit pli blanc a enflammé mon corps, les bras, le
ventre,
les jambes et ce qu'il y avait entre. J'ai tenu raide ma nuque et bombé
le
torse. Mais surgit de l'armoire frigorifique une armoire à glace, le
boy de la
serveuse ; je n'ai eu d'autre choix que la débandade. Un
rasta en vélo, coiffé d'un casque de dreads m'a proposé son
porte-bagage. A un
certain moment, il fut affriandé par un champ de came à gauche.
J'ai
sauté du vélo. Adieu brother. Le lendemain matin, le rasta est revenu en marchant - mais dans sa tête il devait voler - à côté de son cycle. Take-it man ! Il m'a donné son vélo. Mais plus loin, au milieu des cactus, un mur, fraîchement érigé entre mayas et maillés m'a obligé à rebrousser chemin. C'était comme si j'étais parti pas loin, comme un oiseaux qui prend son premier envol et qui tombe tout près du nid. Aussi, un un froid vif se faufila sous mon short de cycliste. Le paysage était grandiose, là au pied des Alpes. J'ai commencé à gravir les routes sinueuses en vélo, soudain un aigle royal est apparu. Il longeait les falaises en lançant des glapissements rauques et stridents. Il semblait montrer la route, j'ai même cru à une sorte de réincarnation, qu'il pouvait être mon père. Au Col du Galibier un type en jaune a surgi et a levé les bras au ciel. L'aigle s'est abattu sur moi, je n'ai eu d'autre choix que de m'accrocher à ses serres et ainsi pendu à ses pattes, revenir en planant sur la terre basse. A tire-d'aigle, j'ai survolé des villes, de l'eau et des déserts et des champs, la steppe où la petite burkinabé m'a reconnu et m'a lancé une poupée africaine "Tiens, c'est pour toi". Dissimulé sous mon aile, elle n'aura vu pas ma honte je l'espère, moi qui ne lui avait rien donné. De là-haut, depuis mon aire volante, j'ai aperçu de la fumée dans les décombres d'une cathédrale en flammes et Quasimodo en train de jouer avec le feu. Enfin,
l'antenne du Chasseral avec en arrière plan la région
des Trois-Lacs. Sur la route une file de voitures à la queuleuleu; des
Peugeot,
une 301, 302, 303, 304, 305, 306, 307, 308, 309. Pas de doute je
rentrais bien
chez moi, dans cette ville à L'aigle
a fait mine
d'atterrir et j'ai pu me dégager de mon deltaplane à plumes. Je fus
abasourdi
par le stress des gens et les bruits de la ville. J'avais
trop de choses dans la tête, il a fallu du temps pour décompresser,
trouver un sens à tout ça. J'ai bougé un pied, oh quoi ? de
quelques
centimètres vers la droite. J'ai reconnu
la cabane en bois dans la forêt. En
réalité, j'avais pivoté sur moi-même. J'avais fait le tour du monde, ce
voyage
dont je rêvais depuis si longtemps. Il
y a de la lumière dans la cabane, deux amoureux avec des tatoo chinois
s'enlacent. |
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Romand noirPoint final ! Voilà mon premier polar fagoté, terminé.
L'histoire se passe dans un bled sur une presqu'île ancrée dans un estuaire recouvert de glace la plupart de l'année. Elle est séparée de la terre par un unique pont mal entretenu et propice aux accidents routiers. Le nom du bled est lui-même glacial, de longueur infinie et ne comporte aucune voyelle.
Le
drame trouve son issue dans le sous-sol d'une maison de maître. La cave
est
sombre, tapissée de chaînes, de menottes et équipée de toutes sortes
d'accessoires sado-maso. Mais je n'en dis pas plus.
L'intrigue
s'articule autour d'un respectable quinquagénaire ayant pignon sur rue,
seul,
veuf, encore plein de libido et d'alibi. Son nom sonne en -ssonne. Mais je ne vais quand même pas tout raconter.
D'entrée,
les soupçons accablent un homme mal rasé, légèrement bossu, sombre,
étrange, le
front éperonné d'un gros kyste et un nom en -quist. J'en reste là.
La
police, équipée de lampe-torche, finit par retrouver dans la cave
éclairée à la
lampe à l'huile, la fille à poil dans sa cage. A côté du congélateur,
un
martinet encore fumant serpente sur la terre battue. Mais j'en dis trop, surtout ne rien dévoiler.
Faut
dire que la jeune fille au pair, née sans père en possède une belle
paire. Sous
ses airs de sainte-nitouche, on lui découvre un passé de prostituée de
luxe -
donc avec du cachet - évoluant alors dans un univers de cuir, de
vaseline et de
godemichet. Voilà.
Il
s'avère que le bossu, malgré son par-dessus est aperçu bossant pour son
chameau
de boss, celui qui a pignon sur rue et lui a filé du pognon pour qu'il
lui
lèche le fion. Malgré les soupçons, il est donc innocent. Mais chut !
Encore ce dernier détail. Le principal rebondissement intervient avec la visite d'un écrivain has been et vergogneux. C'est quand il monte au phare - il y a un phare, vous en doutiez ? - que ce dernier détail s'impose à lui comme une évidence quant à la résolution de l'énigme.
Un autre personnage a été vu au café qui buvait du whisky. Il pose des questions, il réserve pour quelques jours la seule chambre de l'unique hôtel du bled. Il a un étrange accent. Il pourrait bien être le serial killer tout designé, mais je vous rassure tout de suite, il n'est guère que le frère de la fille en cage. A
partir de là, dans la fiction, il pleut tous les jours. Attention, le
pont
devient dangereux, il faudra, à coup sûr le fermer à la circulation
d'ici
quelques pages. Jusque-là,
j'ai bien réussi à maintenir le suspens, je ne vais pas tout briser
maintenant. Le pire dans l'histoire est que les habitants du bled se doutent de quelque chose, il savent bien que c'est le soit-disant respectable assurément quinquagénaire, ce salonnard qui est le coupable et le bourreau. Cela est d'ailleurs confirmé dans les dernières lignes du roman.
Mais ici, les gens sont des taiseux. Ils vous regardent avec leurs yeux creux et passent leur chemin où alors, ils crachent par terre. La presqu'île semble être tenue sous une chape de plomb par des non-dits, des secrets de famille, des réminiscences. Ici, des hommes
sont tous veufs, les femmes
toutes veuves. Je ne peux pas en dire plus.
Et puis, je vous passe le nombre d'assassinats - en tout, quatre - et le prénom de la jolie autochtone, seule, veuve, avec un chien jaune et qui sous prétexte d'alibi à sa libido ne se livre à lui que dans la dernière cage...non, page.
A
ce stade, comme vous, je me pose des questions. Qu'est ce qui a amené
l'écrivain dans ce coin perdu ? Comment et pourquoi est-il monté au
phare alors
que celui-ci est habituellement cadenassé ? Comment se retrouve-t-il
mêlé à l'affaire
? Et
le cantonnier, si discret, qui de par sa fonction détient la clé
n'a-t-il pas
les manières et les manies d'un pervers ou d'un potentiel assassin ? Quel est le détail, la piece manquante du puzzle qui a fait se résoudre l'affaire alors que tout les habitants en connaissent de tout temps tenants et aboutissants ? Pourquoi ne ma-t-il fallu que 10 pages pour en arriver là, alors que 574 ont juste suffit à un collègue romancier pour pratiquement la même histoire ?
J'ai pourtant énormément travaillé et insisté en l'approche psychologique de mes personnages. Il m'a fallu beaucoup de temps pour dessiner leurs contours : "mous", mettre en évidence leur relief : "plat".
Quant au mobile du crime, pas un mot car si vend la mèche plus personne ne voudra acheter mon polar.
Le
mobile est en fait immobile, car
le crime est romand. Suisse romand. |
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Le somnoleur
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L'Orphelin
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Fake NewsEt voilà ! Ma jolie camerounaise de femme a fichu le camp avec le secrétaire général de l'UCD. On ne peut pas courir deux lièvres à la fois, je le sais et le répète suffisamment aux enfants. Foutue politique !Tout allait si bien, je venais enfin d'éditer mon roman. Les critiques étaient dithyrambiques et il commençait à s’en vendre par dizaines. J'était fier de le dédicacer chez Pas Yo et chez la Mère Indienne malgré la difficulté de l'exercice pour un néophyte. Pourquoi
a-t-il fallu que je m'engage dans cette
bastringue d'élections confédérales ? Même pas en tant que candidat,
c'est bien
le pire. Je me suis passionné et quand j'ai entendu Greta Garbo parler
de la
climatisation, cela ne m'a pas laissé de glace et, à fond, je me
suis
investi pour la cause. Le matin, je préparais des fiches dans un carton
et le
soir, j’étais poseur d’affiches dans les districts. Je n'ai plus vu
passer le
temps ni même contemplé les forêts à leur automne se vêtir d'un costume
de splendeur. J'ai
négligé ma famille, car les soirs de libre,
j'allais assister à des débats où aider à l'organisation de conférences
de
notre écurie, qu'on reconnaisse et entende nos poulains.
Avec
mes compagnons de campagnes, nous avons tenu
des stands dans toute la circonscription et croisé des gens formidables
mais
aussi des cons. Une grand mère a dit "Voter, c'est aimer sa terre" et
un grand-père nous a accusé d'oxymore. J'en ai profité pour déguster
les
spécialités vendues sur les stands voisins, la cébiche d'un Péruvien,
les
accras d'un Capverdien, l'absinthe
d'un Traversin, la palée d'un Altaripien. J'ai
voulu jouer dans la cour des grands, moi petit
moineau, que pouvait-il arriver d’autre que de me brûler les ailes ? Et
puis, quelqu'un que j'aimais bien m'a parlé
d'une troublante façon, du genre écrire ou faire élire il faut choisir.
“Si au
moins, t'étais du PEP, pauvre type” a-t-il déclaré.
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Infusion Longtemps,
je me suis couché de bonne heure1. Mais ce
soir-là, malgré l'infusion de feuilles de brigadier et baies
d'aubépine, je ne
parvenais plus à quitter mon tourment. En
pleine lecture, engoncé dans mon vieux fauteuil, mes yeux s'étaient
bien fermés quelques pingres instants mais rapidement mon âme vénale
s'était
ressuscitée au souvenir du prix prohibitif de ces quelques grammes de
tisane
achetée - le matin même - au Marché de Noël. Quel charme
devait
contenir la tisane de la marchande pour m'enquinauder de la sorte. D'entre
mes mains, l'ouvrage avait eu le temps de filer, Du
côté de chez Swann embrassait le tapis percé à pleine page. Acquis
de
seconde main, le rappel de son prix de broquante indiqué sur sa
jaquette en
papier kraft me souffla l’idée d’un sommeil gratuit. Mais d'un geste
gauche
voulant ramasser le roman tapi, j’ai renversé ma chère tisane sur
le
livre. Elle dilua encore le prix déjà atténué marqué
au feutre sur l'ouvrage. Elle trempa aussi, comme
elle l'aurait
fait d'une madeleine, l'oeuvre de Proust. Qui prit, dans son papier
marron,
l'allure d'un biscôme. Oh
! Celui de mon enfance avec, décoré au sucre glace,
l'effigie de la Grande Fontaine. Ce biscôme qui collait aux dents où
qui se
désintégrait dans un bol de lait tiède. Quelquefois, ma tante en
ramenait de
Berne, fourré à la pâte d'amande avec l'ours et l'écusson en couleur.
Je le
cachais et l'observais plusieurs jours avant de l'entamer ou qu'un de
mes
frères et soeurs ne découvrit la cachette. Je
m'équipai rapidement d’hiver et couru, me sembla-t-il vers la porte. Dehors,
la neige jetée en petits paquets s'étiole dans la rue. Les
routes enneigées rendent presque sourd le bruit des voitures qui
roulent au
ralenti. Sous le halot diffu des décorations de Noël, une famille,
traverse le
passage clouté de givre. Tous sont équipés de la même écharpe en laine
et du
même bonnet rouge. Ils chantonnent en choeur, leur vibrato décolle un
moelon de
glace qui s'était formé sur des lignes de trolleys et qui répand en
écho de
cristallines harmonies lorsqu'il se brise sur le trottoir. D'autres
personnes de toutes provenances marchent d’un bon pas. -
Vous ne venez pas ? Et
puis là, un jeune homme en cache-col arc-en-ciel déclare : Il
arrive des gens de gauche comme de droite.
Je
reçois une boule de neige en pleine figure et surprend le rire
facétieux d'enfants cachés derrière un tas de neige. Un
vieux monsieur semble imiter sa canne; le dos voûté, il avance à
tâtons. Un
type en costard brandissant sa pinte, ivre d'absinthe, titube
et balbutie : Tous, enfants, vieux ou vieilles, bleus comme noirs, ils se rendaient chez Madeleine.
Alors.
J'étais resté bloqué sur le pas de porte, emmitouflé dans ma robe
de chambre mitée en laine bleuâtre, un noeud serré à la taille et les
bouts de
ceinture pendants. J'étais resté planté dans des moon boots
débordant de
bouloches de fourrure, un bonnet à pompon râpé sur le chef. Ainsi vêtu
d'avarice, j’avais été incapable de passer le chambranle de la porte.
Incapable, même pour moi de la moindre charité. Je
mis chauffer de l'eau et me surpris à écouter le glouglou de son
bouillissement. Par souci d'économie cela ne m'était encore jamais
arrivé
quitte à boire tiède. Je fis tout infuser, inexplicablement. Sans
comprendre
mon geste, d'un seul coup, voici inondée toute la fortune de la tisane
du Marché
de Noël. Son
médaillon était pendu au dos de la porte. Je le serrais,
maintenant dans mon poing, fermement. Je me suis subitement trouvé laid
et sans
honneur. Je
suis allé enfiler mon plus beau pantalon et une chemise encore neuve
emballée dans son plastique. Une épingle oubliée m'a dardé l'épine.
J'ai tout
de même fini par me trouver élégant chaussé de molières cirées et
patinées au chiffon et à l’huile de coude. Ensuite, je me suis rasé au
plus
près. Je me suis dégarni d’un poil ancré dans la narine et coupé un
autre trop
blanc accroché au sourcil droit. J'ai coiffé au mieux les deux trois
cheveux
restés fidèles qui bataillaient sur mon crâne. J’ai renoncé à la lotion
parfumée croupissant au fond d’un flacon poussiéreux, acheté trois
francs, cinq
ans plus tôt. J’ai préféré la senteur de l'essence de brigadier
répandue par la
décoction. Elle devait être suffisamment infusée à ce moment là. En
attendant
qu'elle tiédisse un peu, j'ai déniché une tasse, la seule sans fêlure.
Je l'ai
posée sur un petit napperon brodé par elle avant qu’elle ne parte. Que
jusque
là, j'avais toujours jugé ridicule. J’ai tout bu. Cette fois, j'allais
bien
dormir. Longtemps, je me suis couché de bonne heure, mais cette
nuit-là, toute
entière, c'est dans les bras de ma tendre et généreuse Madeleine que je
m’infusai. --------- |
|
Effusion
Même confit d'un certain entourage,
l'amertume des instants de solitude garde un goût exquis et
irremplaçable. Mais
il a fallu que je me retrouve avec cette peste ! L'amie de Raquel dont
je ne me
débarrasserai sans doute jamais. Immortelle comme la mauvaise herbe
lorsqu'elle
s'imagine Immortels en tenue d' académie, prompte à mille
conseils avec
sa façon si cassante de les prodiguer.
Si au moins j'avais pu apercevoir son
véhicule - une fourgonnette défoncée - dans les environs, j'aurais
attendu
dehors caché sous le mélèze, qu'elle file. A cause de la neige, elle a
certainement dû parquer à la place du Bois, un peu plus loin.
On a parlé de tout et de rien. Plus
exactement, c'est elle qui parlait. Le sourcil cerné de ténèbres, la bouche circonflexée, les bras
croisés en position d'attente, j'appréhendais l'instant du choc ou elle
révélerait ses vérités au sujet de mon livre. Réfugié dans ma bulle, je
comptais en verres, les morceaux de flûte de Mauler pour amorcer une
détente.
Contre toute attente, elle tendit vers moi ses chandeliers;
d’inquisitives
pupilles qui rendirent coupable d'illumination mon visage
jusque-là
ombrageux. Au lieu de la pluie et du beau temps, de l'hiver et bientôt
du sacre
du printemps, elle voulait en fait me parler de son automne à elle, de
l'effeuillage d'une femme qui n'a plus le temps.
Mais j'ai fait mine de rien, du moins au
début, ensuite j’ai commencé à
dresser un
argument, court au départ puis, à mon avis, de plus en plus explicite.
L'échange dérapa vers une plus basse tournure. Insatisfaite de ma
prestation,
bleue de dépit, elle se montra prête à tout pour me faire avaler
la
pillule. A ce niveau de la prise de tête, dans cette tension installée,
elle ne
lâcha plus le morceau. Je n'ai pas réussi à lui faire avaler mon
histoire.
Alors que la joute orale se terminait, je commençais à mieux cerner ma
parleuse
et avant de succomber au sel transpirant de sa bouillante jactance, la
mise en
branle d'une nouvelle posture s'imposait. Ses mots me mordaient
l'oreille. Elle
me dansait sur le ventre.
Mon horoscope m'avait menti, il ne m'avait
guère prévenu de ce vif échange et du cruel alignement des planètes qui
crucifierait l'extase de cette nouvelle année. |
|
Confusion C’est
bien cela, sortir du
McDo avec l'impression d'avoir encore faim. On se demande alors si au
lieu d’avoir
mangé vraiment, on n'avait pas plutôt sucé une éponge. Et puis, il y a
aussi
cette vague honte d'avoir, jadis, vendu à ses propres enfants ce
lupanar de la
malbouffe comme un jardin extraordinaire. Ce
jour-là, il ne restait
qu'une table libre. Cela ne me pardonne pas, mais visiblement dans
cette
cambuse, je n'aurais pas été le seul parent à avoir sombré dans la
facilité et
trompé l'innocence de mes rejetons. -Je
peux m'asseoir ? Le
type n'était ni gros ni maigre mais
d'allure soignée, une soixantaine d'années. J'ai cru reconnaître son
visage.
Mais je crois, c'était parce qu'il ressemblait tant à celui de Monsieur
tout le
monde.
Le
journal sentait la frite froide. À
la page des jeux, quelqu'un avait déjà croisé les mots et oint la
grille en
lettres grasses. Le sudoku, un modeste niveau 1/4 me prit deux minutes.
Heureusement, aller emprunter un stylo à la caisse, souffler plusieurs
fois sur
la pointe et labourer la feuille de chou pour y semer un peu d'encre
permit de
gagner douze minutes.
Je me réjouis; quelqu'un pour faire la
discussion, ça va aider à passer le temps. Je lui tendis la ménagère.
Rien, pas un mot. Il était venu bouffer
des nuggets, c'est tout. J'imaginai
une nouvelle
maxime McDonalesque et crus malin d'énoncer -Aujourd'hui,
on écrirait : "Bois
ce coca qui, comme la frite réduit ton temps à vivre". -Amusant,
mais ce n'est plus du Corneille, c'est du corbeau, pérora-t-il,
la bouche
en cul de poule. La discussion n’allait pas s'envoler. Son commentaire
déclencha sur mes lèvres un rictus qu'il dut remarquer. Il
s'excusa. -Ne
le prenez pas mal, j’ai trop
de choses dans la tête en ce moment. “Djuuu...”
L’ex-buffet (de gare)
s'emplissait-il de je ne sais quelles casseroles, que cet inconnu
traînerait derrière lui ? En plus, je n’étais plus sûr de connaître le
mot
“polymorphique”.
Cette fois, j'eus peur de comprendre,
je m'apprêtai ostensiblement à quitter les lieux illico. -Attendez,
ce n'est pas ce vous croyez,
restez un instant. Je ne parle à personne depuis trois jours, il est
rare qu'on
m'écoute.
Il ne restait que vingt minutes à
poiroter, que pouvait-il m'arriver ? -Je..
vous voyez, même en me promenant
dans la nature, ma sensibilité s'effarouche. Il suffit que deux
branches d'un
hêtre confluent à la manière d'une paire de jambes...où même d'un champ
de
jonquilles... leurs corolles béantes dans la brise, pistils et étamines
en
garde qui semblent convoquer une orgie. Mon instinct me trahit. -Je..
non, je crois que je vous ai
assez importuné. Merci de m'avoir écouté, d'ailleurs il faut que je
file.
Il re-lapa son coca, se leva, esquissa
un genre de révérence et s'en alla.
Voilà l’histoire, au moins
le temps aura vite passé. Je sors maintenant du McDonald, une mare de
pensées
me submerge; du sort et du ressort de l'Être humain, du Plonk et du
Replonk du
sous-voie menant au quai n°6 et du tour et retour d’Olivia. |
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Le long Gris
Bernard replie le journal, pensif. Un paragraphe du courrier des
lecteurs titrait <On leur avait
pourtant dit de rester chez eux>. “Y'a un truc qui
m'embrouille dans cette phrase, et avec ces journées qui
n’en
finissent pas, ça va me chiffonner un bon moment". Bernard replie le
journal, pensif.
Heureusement, le Bernard, il a trouvé un truc pour
couper court à ces tracasseries et du même coup prendre du bon temps.
Il
s’organise des balades. Il oriente son vélo d'appartement devant la
fenêtre et
pédale tranquillement une petite heure en admirant le paysage qui
défile dans
sa tête.
Pour changer d'horizon, chaque jour, le Bernard
fait pivoter son vélo d'un empan. Avant le départ, il enfile son
maillot Ricola
et son short un peu usé. Il ingurgite une bonne quantité de sirop de
sureau
confectionné par Gina et mâche consciencieusement deux trois leckerlis
maison
aromatisés au miel du voisin. Puis, il ouvre la fenêtre. Il aspire,
inspire,
renifle quelques bouffées d'air vivifiant et met en branle le
pédalier de
sa machine. Invariablement un claquement de porte se fait alors
entendre; c'est
Gina qui change de pièce "Ca va de nouveau sentir la transpi dans tout
le
salon".
Le Bernard, ça le fait rire. "Il m'
semble que pareille effluve la gênait moins au temps pas si vieux où on
se
refilait nos virus". Ainsi, Bernard, le sourire aux lèvres, chaque
jour,
s'en va par monts et vaux se régaler du paysage jurassien.
Il contourne quelques taupinières durcies par le
froid. Des moineaux de printemps chantent dans le sorbier qui, à cause
du frais
du fond de l'air, refuse de chatonner. Il grimpe la petite colline en
direction
du bosquet derrière la ligne de chemin de fer. Deux
milans s'amusent à chercher des courants
ascendants et dans le ciel, écrivent leur nom royal en larges couronnes
planantes. De ce côté, le paysan a puriné le champ. "Ca va salir mon
vélo". Puis, il rejoint son coin à morilles qu'il se donne beaucoup de
peine à ne point divulguer. "Avec cette bise, fait trop sec pour une
poussée". Un peu plus loin, il s’approche d’un petit plateau tapissé de
jonquilles. "Je vais en ramener un bouquet à Gina".
Bernard, lâche les pédales, s’arrête et prend
un peu de sirop. Il est coupé dans son geste par ce qu’il voit. Vers le
mur en
pierres sèches, derrière la haie de noisetiers, il aperçoit un long
gris. Il
connaît cette silhouette particulière bien qu’il n’en ait jamais
croisé.
Sans doute, trop absorbé à planer avec les milans, Bernard ne l'avait
pas vu venir.
Le long gris suit maintenant le mur, c’est étonnant
ce n'est pas un passage habituel. Il disparaît derrière les branchages
plus
épais puis réapparaît quelques instants plus tard. On dirait qu'il
s'arrête,
qu’il observe, puis il allonge à nouveau le pas. On ne le voit plus.
Oui, oui,
il est là tout à gauche, un peu comme un échassier qui hoche du cou à
chaque
pas. Il a passé le champ de vision de Bernard. Celui-ci doit descendre du vélo et le faire pivoter d'un empan. Tout le sirop qu'il a bu commence à lui peser sur la vessie. Le long gris se recroqueville, semble humer les lieux, se relève et change de cap. Il est maintenant à découvert au milieu du pré, il se dirige vers le coin à jonquilles. Il devra sauter le mur. Bernard a vraiment besoin d'aller pisser. Il calcule que si la commission lui prend quarante secondes, le long gris se trouvera à deux encablures de la maison des Hugoniot, encore en zone découverte quand il reviendra. S’il n'avait pas pu voir d'où il venait, il voulait absolument savoir où il allait. Bernard se dépêche; trop sûrement ! En a-t-il laissé quelques gouttes pour le caleçon, en tout cas il s'exhale subitement des vapeurs des asperges du midi dans les parages. "Il est où, bon sang de bois ?". Bernard ne le voit plus, énervé, il déplace son vélo d'un empan dans l'autre direction. Il s'excite, se penche à la fenêtre, toujours rien. Il appelle Gina. "Il était là, j'te jure, ça s’envole pourtant pas ce genre d’oiseau". -
- Calme-toi
Bernard, puis va prendre une douche, ça fouette le long gris qui a
bouffé de
l'asperge par ici. Elle avait déjà compris.
Derrière le rideau de douche, l’eau jaillit
du pommeau comme autant de remembrances. Bernard se souvient. "Il y a
quarante ans de cela, je devais en avoir dix-sept quand je suis parti.
Mon père m’avait foutu une de ces détrempées. Ca me revient comme si
j’y étais.
Je suis revenu trois jours plus tard, j’ai rôdé le long du mur, je suis
resté
blotti derrière les noisetiers pour dissimuler ma grande silhouette et
observé
la maison de loin. Je portais cette jaquette grise en laine détendue
jusqu'aux
fesses. J'avais pu voir ma mère qui sarclait le potager, qui soupirait
entre
deux rangées d'oignons. J'ai hésité longuement. Alors, je suis allé sur
la
route cantonale et tendu le pouce. Une voiture s'est arrêtée pour un
voyage qui
a duré sept ans. Aucun échange, aucune nouvelle pendant toute cette
longue
transhumance". Ce
jour-là, son père avait dit, en appuyant
lourdement sur le mot "pourtant" avec son accent neuchâtelois mais
aussi le ton délétère de la morale, qui avait résonné comme un cri de
corbeau ;
son père avait dit, équipé de ses bottes d'écurie prêtes au coup de
pied au
cul; son père avait dit lorsqu'il les surprit au bûcher, Gina et
lui, en train de s'embrasser; son père
avait dit comme on veut se débarrasser d'un chien "Je t'avais pourtant
bien dit qu'elle reste chez elle, cette macaroni, elle a la rage". |
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La CoronaJe tape la boîte de médoc sur la paume de main. Elle est vide. Ne sort en saccade que sa notice moulée dans la forme du carton. Je la déplie comme une carte géographique. Il n'y a ni Nord ni Sud, que des océans de langues. En français, il n'y a que quelques lignes. Posologie. Un comprimé par jour (ou pour une personne de moins de 50 kg : 1,5 mg/kcog/j). la prise est à débuter le jour de l’arrivée dans la zone à risque et à poursuivre 4 semaines après avoir quitté la zone impaludée. Merde. Le transistor distribue une chanson de Cabrel. Elle dit. /* Depuis le temps que je patiente/ Dans cette chambre noire/ J'entends qu'on s'amuse et qu'on chante */ Il est minuit moins le quart, il fait 38°C. J'entends déjà bzz, bzz. Cette nuit encore, je ne dormirai pas. Le siphon de la douche est bouché. Ça sent l'égout. Du pommeau, de l'eau s'égoutte. Un flop flop entêtant. La lumière tangue. Ils tournent autour. J'allume une spirale à la citronnelle. La lumière flanche et j'attends la fin de la nuit seul avec la chanson de Cabrel. /* Au bout du couloir/ Quelqu'un a touché le verrou/ Et j'ai plongé vers le grand jour */ Au déjeuner, Alejandro me raconte les nouvelles, Alvaro est mort, il était vieux mais Amada est née. Les gens ont peur, il restent chez eux. Mais ce qui n'a rien d' homme garde sa loi. Les bêtes restent dehors. Je n'avais pas faim, je n'ai rien pris du déjeuner. Des gouttes de sueur perlent au creux de mes reins. Je suis fiévreux. J'entends psalmodier des olé. /* J'ai vu les fanfares, les barrières/ Et les gens autour */ J'ai passé ma nuit à attendre le jour, je passe le jour à espérer la nuit. Le bzz, le flop. Sans Nivaquine, le mal va empirer. Ils vont s'emparer de mon corps, narguer mes anticorps. /* Dans les premiers moments j'ai cru/ Qu'il fallait seulement se défendre/ Mais cette place est sans issue/ Je commence à comprendre */ Sales bestioles flanquées d'antennes. Si ténues qu'elles passent les mailles de la moustiquaire. Le lendemain matin Alejandro pose le déjeuner devant la porte avec un mot. Il vaut mieux que tu restes confiné. Manuel est mort, mais Inès est née. Écoute, Maria chante pour toi. /* Ils ont refermé derrière moi/ Ils ont eu peur que je recule/ Je vais bien finir par l'avoir/ Cette danseuse ridicule/ Est-ce que ce monde est sérieux? */ La fièvre ne fléchit pas. J'ai la tête prise dans un étau. Je respire mal. Je ne sens plus l'odeur des égouts. La spirale consumée de citronnelle a brûlé aussi mes sens. J'étouffe, je délire Cabrel, tu comprends; pareil aux paroles d'une rengaine sans espace et sans paragraphe. Les fins rayons du soleil traversent suite... les stores. Ils visent ma nuque. Ils désignent leur victime comme le mayoral t'avait choisi, taureau. Entre deux lames de jalousies, j'entrevois le ciel si bleu /* Andalousie je me souviens/ Les prairies bordées de cactus */ Je suffoque sous ton haleine, taureau. Je rassemble mes forces pour le dernier paso doble. Je cambre mes reins et plie la nuque. Avec le reste de grâce qui me reste, j'arme ma cape couleur de lie de vin. Ils me tournent autour, je les entends. Je plante mes banderilles spasmodiquement, au hasard. /* Je ne vais pas trembler devant/ Ce pantin, ce minus!/ Je vais l'attraper, lui et son chapeau/ Les faire tourner comme un soleil */ Je n'ai plus la moindre chance, moi le héros. Hier encore au Paseo, porté en triomphe, je faisais la fierté des miens. Les gens parlaient. /* Ce soir la femme du torero/ Dormira sur ses deux oreilles/ Est-ce que ce monde est sérieux? */ Maintenant, j'ai froid. Je m'emballe dans le verso de ma cape. Elle a pris la couleur d'un linceul. Je m'effondre. Je coule dans le sable de l'arène. Ils sont devenus mes hôtes sans rien demander. Caché sous ma peau, ils se sont rappliqués il se sont répliqués. /* J'en ai poursuivi des fantômes/ Presque touché leurs ballerines/ Ils ont frappé fort dans mon cou/ Pour que je m'incline/ Ils sortent d'où ces acrobates/ Avec leurs costumes de papier?/ J'ai jamais appris à me battre / Contre des poupées */ Ton épée de corne sur ma trachée, je suis à ta merci, taureau. Je vois ton œil en coin. Ton regard noir reste curieux. Le sang chaud de ton épine coule sur ma joue. Se mélange à mes larmes. Tu piaffes convulsif, arquebouté sur ton jarret. Un liseré humide sur ton museau annonce ma fête. Mes poumons sont secs comme une prose sans espace. Tes muscles tremblent, tu n'as plus qu'à décider. Sentir le sable sous ma tête C'est fou comme ça peut faire du bien J'ai prié pour que tout s'arrête Andalousie je me souviens Mais, Ô taureau, ils ont plus de cornes que toi. Alejandro est mort, c'était mon ami, il n'était pas si vieux mais Esperanza fille de Vida est née. Je les entends rire comme je râle Je les vois danser comme je succombe Je pensais pas qu'on puisse autant S'amuser autour d'une tombe Est-ce que ce monde est sérieux ? Est-ce que ce monde est sérieux ? Si, si hombre, hombre Baila, baila Hay que bailar de nuevo Venga |
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A leurs pieds, je vivrai heureux
Mes bâtons de randonnée chinois m'ont lâché. Ils étaient légers, vert
sapin et télescopiques. Je ne les ai utilisés qu'une seule fois. Par
chance, je déniche au garage, une vieille canne en pousse de
châtaignier légèrement flambée, équipée à son extrémité d'une virole
avec son pic; qui a dû appartenir à mon grand père.
Je jette un coup d'oeil sur les nouvelles du monde sur mon mobile
coréen en attendant. Corona encore, confinement toujours. On doit faire
venir des masques d'Asie car on ne fabrique plus rien chez nous. Même
pas des produits de première nécessité comme les bâtons de randonnée !
Après les habituelles anecdotes -nous avons dû retourner à la
maison car Olivia avait oublié d'éteindre le fer à repasser allemand,
et au prix de l'électricité enrichie à l'uranium du Kazakhstan.. - et
moi j'avais zappé le litage des cornichons hindous dans les sandwichs.
Puis un bref arrêt, question de faire le plein d'essence saoudienne
dans une station britannique, et nous touchons enfin le décor grandiose
et pleinement indigène des Préalpes fribourgeoises.
Rapidement, engagés dans les sentiers pentus, les senteurs des
sous-bois se disputent mes trous de nez avec celles émanées par
Monsieur Géranium parti un bon quart heure avant nous en compagnie de
Madame Doudoune.
Olivia profite de chaque enjambée, goûte à tous les râteliers de
verdure. Se mire dans les champs de narcisses qui semblent
murmurer en écho "Hélas ! hélas ! Nous ne serons beaux qu'un instant".
L'oeil pétillant de plaisir, elle met en boîte ces si belles
images.
Pour ses trente ans de mariage, il avait organisé une randonnée
au Gantrisch avec son épouse. De bon matin, ils étaient partis à pied
sur les chemins. Ils avaient passé le Rütiplötschbrücke, ce pittoresque
petit pont de bois qui traverse la Biberze. Regardes ! avait dit
sa chère et tendre, il y a une inscription en allemand sur le fronton
du pont <que le ciel me protège des dangers de l’eau>. Sans
imaginer qu'il s'agissait peut-être d'un avertissement, ils avaient
continué leur route. Mais effectivement un orage éclata, assez bref
mais violent. A un passage pierreux et étroit que l'ondée avait rendu
glissant, sa tendre moitié dérapa, son crâne se fracassa sur un caillou
pointu. Les secours n'avait rien pu faire. Depuis, le docteur
Guy, chaque fois qu'il le peut, à pied, en raquette ou en vélo, se rend
au Mont-Tendre en hommage, car c’est la haut, à 1679 mètres d’altitude
qu’il s'était enthousiasmé avec tellement de fougue sur les
paysages doucement mamelonnés que sa future épouse lui avait fait
découvrir ce jour-là. suite...
Ben merde ! |
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Redondance J'ai
déjà le mouton de ton
frère, il ne faut qu'un oignon et une aubergine sinon nous avons tout
pour la
ratatouille.
Pour la bonne pâte qui va faire les courses, Raquel compte sur
moi. Et prend quelque chose pour le dessert. Autre chose que des
bananes ! J'y vais en vitesse, en salopette, en schlapp, en snobant le passage à la salle de bain; à cette heure il n'y aura personne.
En cinq minutes, je remplis mon cabas dans mon caddy. Et encore, je dissous quelques secondes dans le doute à choisir entre les mille-feuilles façon Tricatel et le duo de caracs glacés à l'emballage plastique. Et puis, ils avaient de nouveau changé de place les Toffifee.
Je file vers les files à la caisse les yeux cloués au sol; surtout
ne croiser personne que je puisse connaître. C'est bien, il n'y a pas
trop de
monde. J'en suis à hésiter entre les tic-tac et autres schleck entassés
sur le
présentoir alors que la carte bancaire de la dame de devant est refusée
pour la
deuxième fois quand j'aperçois la copine de Raquel sur la file d'à
côté. Plan
d'urgence. Un, tourner la tête, deux aller n'importe où pour ne pas lui
tomber
dessus. J'abandonne mes principes de protection du travail pour les
caissières
en voie de disparition et me dirige comme quelqu'un qui a la vessie
pleine, à
toute vitesse vers l'accueil automatique. Bien sûr, j'ai oublié de peser l'aubergine et pour éviter un éventuel avocat, je préfère à la balance retourner. Je n'aurai pas dû !
Cette acariote de copine s'était trompée de yogourt et était
revenue à l'étal, nous évitons de justesse un choc frontal où
l'airbag ne
s'est pas déclenché qu'au profit d'un mutuel air con. Surtout moi. Je
me
rappelle de notre pitoyable rencontre à nouvel-an. Puis, le dépannage
de sa
camionnette en pleine nuit par -20°C où je m'étais gelé les pattes. Le
delco,
c'est toujours le delco sur cette marque de char. Je ferme les yeux,
respire en pleine conscience, le diaphragme quand même un peu
crispé. Les
boules. Les hypocrites salamalecs. Elle aussi chausse des schlapp. Pour
la
première fois, je la trouve sinon jolie, autant mignarde qu'une ciguë peut l'être. Elle commence par un compliment, c'est mauvais signe. S'en suit un retroussement de la narine droite, elle va me parler de mon livre, c'est sûr. J'ai lu tes derniers textes sur ton site, j'ai bien aimé le long Gris, j'y ai retrouvé l'ambiance que mon père, immigré du Piémont dans les années soixante, nous racontait quand j'étais petite.
Arqué sur mon caddy, juste en dessous de la pancarte "épices
et condiments", il ne me reste plus qu'à attendre tout le sel de ses
sarcasmes. -Fais
gaffe au plafonnement ! -? Oui,
tu as à peine écrit un livre nouveau et livré quelques
nouvelles et v'là que tu te répètes.
suite... C'est normal que tu reviennes sur des thèmes de prédilection, mais de là à ressasser tes propres phrases, à te citer toi-même, ça sent l'essoufflement. Tu record' a-t-elle articulé avec un vague accent anglais. Tu zozotes, je sais pas moi, voyage, ouvre tes tiroirs, lis d'autres livres. Moi, par exemple je suis en train de lire George Orwell, je peux te dire qu'il savait faire montrer à ses personnages ce qu'il avaient dans le slip, rien à voir avec tes bavardages de gentils farfadets.
Je me suis
toujours demandé
comment cette camionneuse pouvait s'entendre avec Raquel. Sans doute,
son
franc-parler désarçonnant cache-t-il une âme sincère, et son aplomb un
équilibre précaire.
Les haut-parleurs du magasin annoncent des prix cassés au
rayon lessive ce qui relativise à point nommé la comparaison entre les
coloris
flamboyants des pages d'un George Orwell et mon style modestement
délavé. Je prétexte un soudain besoin de Persil lave plus blanc et une bouteille de Madère pour le jambon de demain pour me sauver.
Au parking, à peine installé au volant, cojitant, en train de me
demander si cette casse-pieds n'avait pas un peu raison, j'entends
qu'on frappe
sur les vitres. Non, c'est pas vrai, encore elle ! -Dis,
j'arrive pas à démarrer mon car - elle appelle sa
fourgonnette défoncée, un car - t'as pas cinq minutes ? -Le delco, ma belle, le delco. Pardonne-moi, ça
fait un
peu redondant, mais je crois l'avoir déjà répété. |
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Le bonheur est dans le painCher.e.s
ami.e.s, Nous
entamons nos
vacances, avec Olivia, en Dordogne à Roupillac, ce village au nom
légèrement
imaginaire, pour nous reposer et y laisser ronfler les tracas de la vie
régulière et laisser derrière nous ces longues soirées d'hiver à
regarder
"Le bonheur est dans le pré" sur M6, la F1 sur F2 ou rien de neuf sur
W9. Quels bienfaits que de troquer ces programmes télévisés contre
ceux, si
rassérénants, que la nature imagine. Mais
pour bien comprendre
un endroit, ne faut-il pas y marcher dessus avec les pieds, sauter sur
ses
sentiers, boire ses rivières, inhaler sa campagne, se racler la gorge
de son
arrière pays, peut-être même cracher par terre pour ne pas succomber
tout de
suite à l'ivresse des paysages comme on le fait quand on déguste
des bons
vins. Le
moindre vestige repéré
sur un sentier vicinal peut à tout moment susciter un émoi. Un
oiseau
mort gisant entre deux racines entraîne une enquête, déchaîne son lot
de
questionnement alors qu'une volaille étiaffée en strates rougeâtres sur
une
autoroute encourage surtout à ne s'en poser aucune et encore moins à
vouloir
chercher des réponses. Et
ce crottin encore fumant
sort-il du cul d'un bourricot croulant sous le bât chargé d'énormes
paniers de
noix ou de celui du destrier d'un chevalier errant depuis le moyen âge
allant
en ces châteaux découpés dans le ciel bleu roi, narcissiques au point
de se
pendre dans les falaises pour se mirer dans les méandres de la
Dordogne. Quel
architecte troglodyte et un peu fou, aura cloué ces décors à ces
parois
de calcaire jaune, ces autres châteaux, ces chapelles pour des siècles
entiers. Maintenant
que le
crottin a refroidi, je comprends que le preux chevalier errant, avide
de faits
d'armes a bien terminé l'oeuvre de son lointain cousin manchois, et
avec l'aide
du progrès, a détruit tous les moulins à vent qui virevoltaient encore
sur
chaque colline. Il
aura enlevé son
heaume, se sera gavé de fois gras et d'une lichette de pain, goulotté
en
torrent le vin âpre de Bergerac. Assis sur son cheval comme sur un
trône, il
aura considéré son fait, émis un gros rot. Son destrier aura commis par
l'arrière ce que son maître venait de faire par l'avant se délestant
ainsi d'un
souvenir. Puis,
l'équipage aura
disparu pour un temps en dodelinant le train. Puis, le crottin s'est
fossilisé. Et là, mes bons amis, vous trouverez invraisemblable
comme
moi, qu'à l'école, on nous ait mis dans la tête que l'histoire
commençait avec
l'apparition de l'écriture alors qu'ici, nos ancêtres, depuis
longtemps,
avaient inventé un art, une sorte de cinématographe rupestre encore
visible
dans des grottes obscures où l'odeur de grabon d'ours remplaçait
avantageusement les horribles effluves de pop-corn d'aujourd'hui. En
fait, en Dordogne,
tout se confond. L'histoire, la préhistoire, la réalité, les fables
semblent se
broyer entre les meules d'un moulin mu par le temps. Tenez,
pas plus tard que
hier, nous avons croisé un nain. Un nain magnifique, bien proportionné,
pas
plus haut qu'un mètre. Sans bonnet, mais avec de la barbe, de bonnes
joues et
un regard rieur. Il habite justement un moulin - à eau cette fois
- qu'il
a remis en état. Comme un forçat, comme ses congénères de légendes, il
a
remonté de la source sous-terraine des tonnes de calcaire, reconstitué
le rouet
équipé de pales qui feront tourner le mât entraînant les meules de
silex. Le
petit-homme, tout de même âgé, saute et rebondit sur sa vieille
installation,
puis on entend des bruits rauques, des craquements, un auget vibre
doucement
d'un coup, la mouture s'échappe d'un tube et s'épand lentement dans une
sorte
de pétrin. Le nain, un peu magicien, égrène la mouture entre
pouce et
index pour en mesurer et régler la texture à l'aide d'une
manivelle.
Puis, il ouvre un énorme buffet ou tourne une espèce de moustiquaire
aux
mailles de plus en plus serrées. Elle tamise le blé moulu, d'un
raffinement
grossier à une fine poussière blanche, d'une belle poudre de pain
assurant le goût et la digestion du gluten à une (trop) fine poudre de
perlinpinpin sans plus de qualités nutritives, insipide, favorisant
l'intolérance au gluten. Le
joli nain, décoré
d'un liseré de farine sous la paupière nous offre un jus de pomme pas
du tout
empoisonné. Quand arrive Blanche-Neige, son épouse, je suis un peu
déçu; elle a
mal vieilli la pauvre, vivre longtemps heureux et avoir beaucoup
d'enfants
entraîne certaines séquelles. Le
soir même, par
contre nous assistons à la fin d'une légende. Pourtant, tout avait bien
commencé, nous nous arrêtons pour manger sous une irrésistible -
d'après Olivia en tout cas -
tonnelle fleurie, une jolie terrasse garnie de
lauriers roses et de verveines rouges . Et puis là tout s'écroule,
l'image du
service hôtelier à la française et ce qui est possible de servir dans
l'assiette au pays de la gastronomie. Nous aurions dû nous douter de
quelque
chose, le village s'appelle Larnac. Nous avons encore à l'oreille le murmure de l'hymne au bon pain et voilà ce qu'on nous flanque, une baguette si sèche qu'elle se désagrège au toucher comme si elle avait passé dans une termitière. D'ailleurs, le repas dans son entier a dû passer dans une termitière , rien n'est beau, rien n'est bon. Se surprendre à écouter davantage les discussions des tables voisines qu'à laisser fondre le foi gras au fond de sa gorge en est bien la preuve. Faut bien dire, que contrairement à notre repas, les échanges de la table d'à côté sont particulièrement savoureux. Chut...c'est leur première rencontre. suite...
Lui,
céréalier à
Farignac, un solide bonhomme de la cinquantaine dont la morphologie a
été
étudiée pour tenir en équilibre son énorme bedaine. Il a enfilé une
chemise à
manches courtes, bleue passée. Neuve certainement, même si Elle,
éleveuse de
canards à Foigrac, une dame va-t-on dire longiligne et assez maigre,
porte de
façon altière une robe en nylon imprimé fleurs. Elle laisse flotter sur
son front ce que les cacatoès à huppe portent sur la tête, une
sorte de
mèche blanche entre cheveux et plumes qui s'anime lorsqu'elle bouge la
tête. Sitôt
arrivés, en
attendant que le garçon les place, lui a tenté une approche audacieuse
excluant
toute hypothèse d'un simple comité de l'interprofession périgourdine de
la
volaille. Prétextant se mêler les pinceaux sur un pot de fleurs, il -
Eric et
Patricia, nous apprimes leurs prénoms un peu plus tard - s'approcha,
rasant de
son gros ventre le flanc de Patricia et passa furtivement sa main
sur le
bas de son dos, voire
même
en-dessous d'un geste déplacé mais qui selon la perspective qu'il nous
était
donné d'avoir pouvait paraître au contraire rudement bien placé.
Patricia, stoïque, sentimentalement au pain sec
depuis belle lurette trouva dans cette posture invitation, enfin, au
festin
attendu du gras de la vie; elle ne s'effaroucha pas le moins du monde. Maintenant,
les
scènes se succèdent où l'on ressent toute la solitude et la détresse
des
paysans d'aujourd'hui isolés souvent dans leur domaine situé loin
de tout
à trimmer du matin au soir. Patricia
raconte
comment Gilles, seul voisin et ami d'enfance avec qui elle a
partagé tous
les coups durs avait cessé de lui adresser la parole du jour au
lendemain quand
il a rencontré sa compagne. Ventru, mais pas insensible, Eric tend sa
main,
elle s'y raccroche brièvement et se ravise. Eric parle de sa nouvelle
acquisition, une moissoneuse-batteuse flambant neuve. Il lui promet de
faire un
tour ensemble, si ça marche entre nous ajoute-t-il. Ils sont main dans
la main
cette fois. Elle décrit son élevage, parle, comme s'il s'agissait d'un
enfant
de sa vieille oie qui malgré une "grosse histoire" lui tient toujours
compagnie. On ne comprend pas tout. Puis,
sonne le
portable de Patricia, le point d'orgue de la soirée. C'est un
fournisseur de
graines qui n'a pas pu livrer à temps. Mettez-les au fond du jardin
a-t-elle
dit. A ce moment, mes amis, quel instant de grâce. Vous auriez vu la
félicité
de son visage et la façon dont sa frange se mit à balancer comme une
branche de
fruitier chargée quand elle a pu dire parce que cela ne lui arrivait
jamais
: "Je ne serais pas de retour avant onze heures ce
soir...". Puis tout le réseau de la téléphonie mobile de la région
s'est
arrêté laissant le maximum de bande passante comme une haie
d'honneur et
laisser passer le bonheur inouï et solennel qu'elle avait dans la voix.
Dans sa
vie de travail et de renoncement, combien de fois avait-elle pu
prononcer ce
sous-entendu exquis : "...peut-être plus tard selon les
circonstances". Il
est onze heures,
cette fois Patricia et Eric se pétrissent le bras comme on le fait dans
la maie
d'un bon pain. Ils se nourrissent réciproquement de tendresse, le coude
de l'un
enfoui dans la main présentée en boisseau de l'autre. Si intensément
que ça
sent le levain. Que même pourvu de la plus prude des imaginations il
faudrait
être gavé de trop de bonne chaire pour ne pas distinguer dans leurs
regards -
de l'homme surtout - de lourdes meules de pierre, celle plus ou moins
dormante
du dessous et celle mue en ballet tourniquant du dessus, broyer le blé
et
laisser s'échapper en saccades la farine et le son de par les rainures
du
caillou. Je
règle la note du resto un peu
comme une redevance TV, en rouspétant mais en se disant qu’il faut bien
soutenir ce genre d’émissions en directe. Nous partons nous coucher, il
reste
un peu de route. Olivia tient absolument à faire le tour de
l'établissement
pour se persuader qu'une équipe du "bonheur est dans le pré" n'est
pas en train de filmer la scène pour un épisode, cette rencontre
d'anthologie. Arrivé
à notre gîte,
impossible de fermer l'oeil. Dans la chambre, une plume de cacatoès
virevolte
dans un nuage de farine et vient se poser sur l'édredon sans faire de
bruit car
comme le nain l'avait si bien raconté, la farine n'a plus de son. Nous
nous réjouissons de vous
revoir bientôt. |
|
Le Musso du rocher de Tablettes Enfin
! Après la quatrième tentative, j'y suis. Quel panorama, c'est
magnifique. La
première fois, j'ai crevé
à 200 mètres de la métairie du Grand Coeurie. J'avais besoin d'eau pour
cerner
la fuite, voir le filet d'air qui s'échappe en glouglou par le trou de
la
chambre à air. Il y avait un abreuvoir à proximité, j'ai donc pu
rustiner
allègrement. Du coup, je me suis senti obligé d'aller prendre une
consommation.
Ça sentait tellement bon le coquelet grillé au four que je n'ai pas pu
y
résister. Ensuite,
la patronne s'est
mise à raconter l'histoire étonnante de la métairie. L'ancienne ferme
brûla,
puis fut rachetée et reconstruite par le fondateur de la marque de
montre
Zénith. Mi-ferme, mi-usine perdu dans la montagne, cet agrégat de
maisons où la
couleur du béton domine fait penser à un poste frontière où, si
nous
étions en Écosse à un château mystérieux cerné par les auréoles
d'une
brume automnale.
Le patron a offert comme digestif
une gentiane maison. Par solidarité avec le glouglou de ma chambre à
air, j'en
ai repris une pour la route.
On avait beau être chez Zénith, je n'ai
pas vu l'heure passer. Bref, j'ai fini par appeler Olivia pour qu'elle
vienne
me chercher. J'ai fait montrance d'une joyeuse lucidité, elle a fait
remontrance de mon état d'ébriété. J'ai certainement dû crocher sur un
mot à
l'insu de mon plein gré. Évidemment
dans la voiture,
le trajet du retour, à part un ou deux "Tais-toi,
maintenant ! " s'est déroulé dans un silence asphyxiant. Et
bien
sûr - je décris ici une scène que les amateurs de gentiane
doivent
connaître - sitôt rentré, j'ai eu droit au lit à part dans une
pièce à part.
Si ça n'avait tenu qu'à elle, Olivia m'aurait envoyé en quarantaine
dans une
maison à part. Puis, je me suis endormi dans un monde à part. La
deuxième fois, pour
éviter toute tentation de coquelets grillés principalement, je suis
passé par
dessous, par Brot-Plamboz et grimpé le becquet de la Plature. Mais à
peine
sorti de la forêt à hauteur de La Frêtreta, un orage diluvien a éclaté.
J'ai du
appeler Olivia. J'ai pu joindre le col de la Tourne trempé comme une
baleine.
Gentleman aux pieds palmés, j’ai invité Olivia au resto sis juste-là
comme un
cou sur son col. A vélo, on voyage léger, j’ai eu juste de quoi lui
offrir une
croûte au fromage; la royale tout de même. J'ai dit clairement
"Non" quand le patron est arrivé, une bouteille de gentiane à la
main. La
troisième fois, fort de
la parfaite connaissance du trajet acquise, j'ai testé quelques
raccourcis, le
premier m'a fait perdre une demi-heure à pousser mon VTT entre les
racines et
les ronces d'un forêt hostile. A certain endroit, je fus écœuré par
l'odeur de
résine puis par le triste spectacle de conifères qui séchaient sur pied
par
dizaines, livrés à une armée de bostryches. Pour les épicéas, ça sent
décidément le sapin ! Puis, à faire l'impasse sur le chemin connu
et me
retrouver dans l'impasse de ceux inconnus, à slalomer entre les
gentianes sur
des pâtures arides marquées par le sabot des vaches, je me suis
éreinté.
Fatigué, presqu'à bout de ma réserve d'eau, j'ai préféré rebrousser
chemin. Au
moins, cette fois je n'ai pas dû appeler Olivia. Et puis, j'ai pu
observer une
autre jolie biche qui broutait sous un bosquet avec ses deux faons.
J'ai croisé
un écureuil également. Mais
cette fois j'y suis bel et
bien au Rocher de Tablettes. Et ça vaut le coup d'œil. On voit au fond
les
Alpes avec les trois sommets les plus célèbres des Alpes bernoises. Je
comprends enfin une vieille expression de mon grand-père. Il
résidait à
la Ferrière ou l'on parle une langue étrange: le französischetuch, les
phrases
commencent en français et se terminent en suisse-allemand et
inversement. Pour
l'expression : Quand l'Eiger regarde trop la Jungfrau, le Mönch se
fâche, elle
devient plus explicite en français vrai. Quand l'Ogre regarde la
Vierge, le
Moine se fâche. Il existe, paraît-il, des versions bien plus
graveleuses mais
mon grand-père ne me les a jamais enseignées. Il
arrive que l'imaginaire
collectif écarte les lieux-dits de leur définition première;
Eiger,
contrairement à une idée reçue, signifiant plus probablement « grand
épieu »,
une sorte de lance de chasse. De
ce nid d'aigle, on surfe
quasiment sur les trois taches bleues que forment les lacs, on survole
pratiquement le Littoral neuchâtelois, le Vignoble, l'Areuse et les
Vallées. En
bas de la falaise, on reconnaît les Grattes où broutaient les
diplodocus.
Puis Rochefort. Je ne distingue pas les ruines du château depuis lequel
régnait
l'abominable et cruel seigneur Vauthier. Le
paysage et la nuit des
temps se confondent, l'espace et le temps ne font qu'un, vraiment. Je
me penche un peu,
j'attrape le vertige mais au lieu d'être attiré par le vide je me sens
au
contraire submergé par un trop plein d'images. Je m'imagine Musso - ce
nom me
vient spontanément - un gueux, qui pour échapper aux vilénies du triste
seigneur Vauthier, se réfugie ici sur les hauteurs. Au
début, il vit comme un
sauvage dans une hutte faite de branchages. Il se nourrit de racines et
de
cueillettes, puis progressivement de petits gibiers. Un peu plus
au nord,
les montagnes sont habitées par des paysans vaguement franchisés. Le
premier
hiver et les suivants, il donne des coups de main aux paysans contre un
bol de
lait, un quignon de pain et la possibilité de dormir dans la litière au
chaud à
côté du bétail. Mais
sa véritable nourriture, à
Musso, et aussi son réconfort reste cette sensation de liberté, ne
devoir
donner acte d'allégeance à plus personne. Il laisse planer son regard
sur le
bourg de Rochefort, il contemple sa vraie misère passée. Un jour où les
clameurs résonnent avec allégresse, son visage serein est trahi par un
rictus;
ça y est, il ont décapité Vauthier le fourbe. L'imaginaire
collectif
écarte quelquefois les lieux-dits de leur définition première.
Tablettes
en est peut-être l'exemple, Musso s'en servait pour écrire. Lui, le
manant,
lui, le pouilleux, il écrivait sur les Tablettes. suite... Évidemment,
jamais Musso le
gueux n'eut la chance d'un quelconque cours de lettrage. En réalité,
même son
vocabulaire était trop mince pour en envisager la possibilité. Quelque
part
pendu entre ses tripes et ses mains il possédait un Art. Par des
dessins
juxtaposés extrêmement petits et serrés, il avait le pouvoir de
raconter des
histoires. Il gravait sur les Tablettes de calcaire des points séparés
par des
absences de points; un langage, qu'on appelle aujourd'hui binaire. Des
1 et des
0 qui forme des images plus que des mots. Je
jure que je n'ai pas
touché à la gentiane du Grand Coeurie, mais tout s’est révélé
subitement. En
sortant de mon sac à dos un sachet de raisins secs, mes clés sont
tombées au
sol. En grattant la mousse, j'ai senti des points saillants sur la
roche un peu
à l'image de l'alphabet braille. Mes études en informatique allaient
enfin
servir à quelque chose. Je ne lisais pas les histoires, je les voyais
comme un
musicien peut entendre une mélodie par un simple coup d'œil sur la
partition. J'ai
dévoré le roman de Musso. La
fois où, avec ses images binaires, il raconte cette nuit de terreur. Au
clair
de lune, une meute de loups s'était approchée de sa hutte. Mortifié, il
resta
terré, barricadé attendant je ne sais quel miracle. Heureusement, un
troupeau
de quelques vaches avec leurs petits veaux paissaient non loin. Musso
décrit la
scène ...les vaches héroïques, placées en cercle pour protéger leurs
progénitures, cornaient à tout crin dans une débauche d'énergie
invraisemblable. Un loup feignant une attaque par devant pour faire
diversion
et le reste de la meute, par derrière, s'élançant en force sur la ligne
bovine.
Les loups à moitié embrochés volaient dans le ciel et revenaient à la
charge
par un autre côté. Les loups affamés cherchant à planter leurs crocs
dans les
mamelles des vaches. Le sang giclait de toute part, scintillant sur les
rayons
de lune. Et, les veaux pétris de terreur beuglaient au milieu du
carnage. Tout
s'arrêta d'un coup. Le
chef de meute ordonna, par quel signal, la fin de l’assaut. Le troupeau
s'en
sorti par d'innombrables lardasses à même la chair et des tétines en
lambeaux.
Aucun veau ne fut blessé, à part l'un d'eux touché profondément au
jarret. Puis
on entendit des cris, on vit
du feu, des flammes, des fourches, des cordes et des faux. On
vit, des
hommes enragés attraper des loups blessés, les massacrer , les viander
à coup
de faux, les lacérer à force de fourches. Les faire tournoyer vivants
sur des
pieux. On vit dans le regard des hommes toute la furie des bêtes
sauvages, ils
ne voyaient plus qu’au travers de l'aveuglement frénétique du massacre. Musso,
termine le chapitre de cette
sombre histoire en expliquant comment ce jour-là, s’est inscrit à tout
jamais
dans l’imaginaire collectif du peuple des loups, la peur de l’homme et
non la
peur des vaches, ni des autres espèces animales. J'en
étais certain
- suis-je le seul ? - Musso n'avait pas inventé ce
système de
pictogrammes binaires juste pour des histoires de bestioles,
fussent-elles des
loups. La véritable raison apparaît plus loin sur la Tablette.
L'impulsion
première qui a mené Musso à cette littérature rupestre, évidemment, ne
pouvait
être autre chose qu’une histoire de cœur. Sans surprise, on apprend que
Musso
s'était imprudemment amouraché d'une gente dame convoitée également par
le
seigneur Vauthier. Bizarrement, ou est-ce quelques saillies érodées sur
la
pierre qui trompe ma lecture, la dame portait l’anachronique prénom de
Kate.
J’ai réussi à déchiffrer quelques extraits de l’histoire. ...nous
nous croisâmes au pied du donjon, à cet
instant mon cœur s'emplit d'une brusque chaleur, il ne m'était jamais
arrivé
plus grand bonheur que de sentir cette flèche parfumée de délice
transpercer
mon corps avec la seule douleur de ne pouvoir enserrer sur-le-champ la
belle
archère. …les
gardes patrouillaient dans tout le fief,
j'étais comme une bête traquée, courant d'une cache à l'autre. Tapis
comme un
rat, crapahutant, le cœur battant au rythme du tambour avant la mise à
mort, je
n’avais pour quête, ma tendre Kate, que d’emmener dans mes souvenirs,
votre
ensorcelante image. Dans mon désarroi, je suis allé près du donjon dans
le fol
espoir de vous apercevoir une dernière fois. J’avais besoin de me
convaincre
encore que tout mon amour pour vous valait bien cet exil et toute
l'incertitude
de mes lendemains... ...les
loups sont revenus cette nuit. Je n’ai
plus peur. Mon seul tourment, Ò ma Kate, reste celui de votre souvenir.
Il
n’est un jour ou comme l’envol de la grive musicienne, mes pensées
partent dans
les airs allant chercher vers vous un nid de réconfort et de tendresse.
Ô ma
mie, qu’avons-nous fait de naître nus alors que d’autres se trouvent
parés d’or
dès qu’il voient le jour. Qui donc décide de celui qui fait courbette
et de
celui qui donne le bâton ? Quand viendra-t-il le jour où nous, sac
de
tripe et vermines de tout poil, oserons-nous nous embrasser avec, poser
nos
lèvres, les mots “égalité et liberté” ? Oui, ma tendre Kate, ici dans
les
cimes, ces mots veulent dire quelque chose. Les hivers y sont rudes et
ne
finissent jamais, mais quel bonheur, le matin, quand je contemple la
plaine de
sentir le vent dans mes cheveux et ne devoir me baisser devant
personne. Des
marcheurs un peu bruyants,
viennent perturber ma lecture, ils font quelques photos depuis le
promontoire puis s’en retournent en baragouinant en
suisse-allemand ou en
französischetuch de la Ferrière. Peu importe, face à moi-même, je n’ai
qu’une
seule envie, celle de partager ce moment de plénitude. J’ai
du appeler Olivia. Mon
sachet de raisins secs et
vide, sûrement Musso; il n’est pas mort, ce con. Je
range ma tablette dans son
étui. |
|
Le Resilient La
vieille dame referme le magazine.
Elle écorne une page de la rubrique famille. Elle pense : "Sait-on
jamais
peut être va-t-il tomber dessus." Elle pose le journal dans le panier
de
la réception de l'EMS, s'en va dans sa chambre. Elle ne se sent pas
très bien. Il
est assis mollement sur un banc
public de la rue de l'Avenir à observer le temps passé. Il est assis
sur le
siège en fer du rateau-faneur, tiré par Univers, le cheval. Il
surveille
l'andain qui approche, dans quelques mètres il devra tirer la corde qui
déclenche le mécanisme de levage. Ressemblant à un paon qui fait sa
roue, les
dents du râteau se soulèvent dans un phénoménal claquètement de grues. Il
est dos appuyé sur le conduit de
descente du chenau à l'angle de la rue du Dr. Coullery, les bras
croisés. Il
regarde les passants passer. Deux amoureux s'embrassent. Enfin,
la fille
sort une cigarette. Stella prend la clope et la plante entre les lèvres
de
Tellou. Il camoufle sa surprise. Sans piper mot, elle tend sa bouche,
une
nouvelle cigarette pendue à la lippe pour embrasser celle de Tellou.
Elle
s'appuie du plat des mains sur les épaules de Tellou, elle lui donne le
feu. Il
ne sait que faire, lui qui n'avait même jamais pensé à fumer. Alors, il
appelle
son bouvier bernois qui s'était mis à aboyer "Tais-toi, Guisan". Il allume la télé. Les chambres de l'EMS sont bien équipées. Mais aujourd'hui, ça ne marche pas. Il secoue un peu les fils électriques, ça ne va pas mieux. La technique, à Tellou c'est pas son fort. Il fait lourd, c'est orageux, les foins doivent être rentrés et cette saloperie d'auto-chargeuse qui tombe en panne. suite...
|
|
Conte de Noël Marie
était allée chercher un couteau dans la cuisine, mais ce n'était pas
pour
couper la bûche, qui avait été engloutie depuis longtemps dans cette
famille de
gloutons et qui, de toute façon en était plutôt à sa énième séance de
digestifs.
Joseph, encore secoué par la scène du couteau,
préféra
tremper son index dans la cire d’une bougie et l'appliquer précisément
à l’endroit
qui relie la vallée de la Reuss, au pied du Gothard, à la vallée du
Hasli, dans
l’Oberland bernois.
Melchior qui ne voulait pas être en reste compléta :
Un jour, il arriva de la poste avec un gros
paquet, un autre jour, il en
revint avec un autre, plus petit. suite... Et puis, un dimanche matin de février, Joseph sortit de sa remise le tandem. Tout beau, tout refait à neuf. Mais équipé d’un moteur qu’il avait fait venir d’Allemagne. Et, il avait aussi installé un siège pour le petiot. Et un klaxon à poire qui lançait de jolis pouët-pouët à la ronde.
Le moteur, lui, tournait comme une pendule neuchâteloise
même s’il ne
suffisait pas lui-seul et qu’un vigoureux pédalage restait
indispensable à son pétaradage.
Ensuite, l'équipage continua sa
route assez tranquillement jusqu'à la hauteur de Gadmen où le
pneu
arrière creva. Pendant la réparation, Marie admira les jolies maisons
et les
paysages alpins qui devenaient de plus en plus majestueux.
Dans un tunnel, une plaque de glace fit déraper le tandem
qui se coucha,
sans gravité pour les cyclistes heureusement, mais le moteur se mis de
travers.
En heurtant un caillou, le klaxon avait fait pouët-pouët. Joseph dû
détordre la
fixation à l’aide d’une branche d’arole et d'un peu d'ingéniosité.
Puis continuant la route, Marie commença à avoir mal
aux jambes et
le moteur se mit à chauffer sérieusement. Alors, Joseph demanda
au petiot
qui était resté brave jusque-là, de verser de la neige sur le moteur
par petits
paquets pour le refroidir.
|
|
L'AllianceC'est un petit matin ouaté où finit de se
dissoudre l'ombre rosée d'un
tilleul. Comme une marée glaciale, le vent et ses tumultes ramènent des
congères vers la berme. La route est encore vierge de traces. Il ne
manque à ce
tableau d'hiver que le hurlement du loup, mais c'est le cri d'une femme
qui
déchire l'éther. Entre craquements et raffut d'esquives, des
traces de pas -qui viennent
de la maison-, burinent âprement le carton neigeux trahissant la fuite
d'une
silhouette qui disparaît bientôt à la faveur du virage en dévers de
l'autre
côté de la route. Morte d'être devenue témoin d'une scène atroce,
la dernière feuille du
tilleul, jusque-là miraculeusement accrochée, quitte son branchage loué
pour
les belles saisons. Un corbeau se pose aussitôt sur la ramée lançant
comme ils
savent le faire, lugubre et rauque, cette craquelure pétrifiante qui
fend
l'azur jusqu'à l'horizon. Leur petite enfance, Aurèle, Manon et Pierre
l'avaient passée ensemble à
jouer, à courir dans les bois, à batifoler joyeusement sous le tilleul
à l'abri
des jeux plus graves et pernicieux du monde des adultes. Ce fut au matin d'un jour de juin alors
qu'ils jouaient dehors que Manon et Pierre furent surpris par des
éclats de
voix qui venaient de la cuisine. Au-delà des cris, ils entendirent des
mots de
ceux qui sèchent en une fraction de secondes le lait derrière les jeunes
oreilles, à tout jamais. -... si t'est pas contente, fout le
camp toi et ton bâtard. La porte est grande ouverte. Manon et Pierre s'approchèrent
discrètement. Le père était en furie, les yeux rouges, il levait les
bras au
ciel, menaçant, prêt à frapper. -Tu f'sais moins la mariole quand t'est
arrivée avec le mioche dans les bras. Quelle famille de merde, sans
parler de
ta sœur qui l'a abandonné comme un clébard. Je l'ai aimé et élevé comme
mon
propre fils et… et voilà comment tu me remercies... tu vaux décidément
pas
mieux que ta putain de sœur. La mère se tenait assise à table,
muette, blême, comme un buste en plâtre tombé de son socle. Les mains
sur le
front, elle y cherchait sur une éventuelle fêlure; sans vraiment
pleurer mais
si nue devant le fait qu'à un acte donné advient toujours son lot de
conséquences. Interdits, abasourdis même, Manon et Pierre
venaient d'apprendre
qu'Aurèle n'était pas leur frère de sang. Ils s'étaient alors
réfugiés
sous le tilleul sur-le-champ, sans plus suivre le dénouement de la
scène. Ils
n'avaient retenu qu'une seule chose; on leur avait menti. Incapable du
moindre
mot, ils se prirent par les épaules, chargées à ce jour du poids d'un
secret dont
ils ne savaient que faire. Puis, Manon décida ! Un peu à la façon d'une prière, elle
récita que " l'on ne devait rien dire, surtout pas à Aurèle, qu'ils
resteraient frères et sœurs pour la vie, que tout devait rester comme
avant,
qu'elle et Pierre devaient le jurer ". Ils se dirigèrent ensuite vers le
muret. Manon ôta de son doigt une bague de pacotille. Avec une ronce,
ils se
taillèrent une balafre sur le poignet. Manon macula la bague de leur
sang
répandu. Pierre souleva quelques cailloux et elle déposa
cérémonieusement la
bague. Pierre ferma la niche de pierre. Un corbeau sur le tilleul en
fut le
témoin, Manon et Pierre venaient de sceller une alliance pour la vie.
Du moins
le croyaient-ils. Après ce jour la vie familiale reprit -du moins
en apparence- son cours
tranquille et, hormis leur secret, Manon et Pierre n'en garderont par
la suite
qu'un souvenir diffus. Combien d'hivers, combien d'étés se sont-ils
passés ensuite ? Le temps
de se marier, d'avoir un enfant et que soit prononcé un divorce
pour la
jolie Manon, le temps de quitter le pays pour Pierre devenu musicien,
violoncelliste réputé. Le temps d'un accident de la route pour les
parents qui
y laissèrent leur vie. Le temps pour Aurèle de descendre aux enfers. A
vrai
dire, il s'est passé le temps qu'il faut pour qu'un secret se garde. Dans la ville aux toits enneigés, l'Hôtel de
ville s'échauffe. Les
conseillers pour certains si vieux, boucanés, aux veines saillantes
qu'ils
peinent à contraster avec les boiseries en sapin, sont en train de se
gonfler
de sève verte. Assis, ils pourraient se confondre au mobilier s'ils ne
faisaient battre de temps à autre le voile de leur paupière. Les plus
jeunes,
nerveux, le visage crispé, les lèvres dessinées d'une maigre pliure
attendent
l'ouverture de séance. L'hémicycle -une simple chambre garnie de
gradins-
semble enfumée, chargée d'accointances plus ou moins glorieuses. Tout à gauche, mais qui donne également à l'Est,
sont installés
respectivement les élus du parti du Bouleau avec leur écharpes rouges,
puis celui
de l'Orme, le parti des Hêtres, celui du Frêne et enfin les
représentants du
Tremble tout à droite reconnaissables à leur brassard noir marqué d'un
'T'.
Quant au parti du Sapin si puissant jadis, il est aujourd'hui mort. Il
s'était
construit son cercueil lui-même en trempant dans de sombres affaires.
Aurèle en
était l'hardi président. Ensuite par des relations d'intérêts, il
trouva emploi
chez les Bouleau, il en devint membre de la branche principale puis
l'influent
bras droit du secrétaire général. Orme et Bouleau forment une majorité ténue. Dans cette futaie opaque, chaque voix compte. Leur tactique sera de discréditer le petit parti du Hêtre capable de contrebalancer à lui tout seul le résultat des votes. Le président de l'assemblée, noué dans son écharpe rouge, fait passer d'abord les objets d'intérêts moindres. Les élus du Hêtre tombent dans le piège, plusieurs fois ils lèvent leurs mains en même temps que se tendent les brassards du Tremble à l'unisson. En moins d'une heure, le Hêtre est devenu l'allié du Tremble, c'est du moins ce qu'il faut laisser croire. S'ils veulent garder la tête haute face à l'opinion publique, les élus du Hêtre n'auront guère le choix que de voter contre le Tremble au prochain vote, le scrutin à bulletin secret n'étant pas l’usage. Les journalistes, quant à eux, ont déjà préparé leurs titres, ils laisseront en second plan le vrai scandale du vote qui suivra. suite... Aurèle glousse
discrètement dans son
jabot rouge. Dans l'ombre, il avait fomenté la combine, il avait besoin
d'un arrangement
à la loi de façon à acquérir le terrain adjacent à la maison où
il avait
passé son enfance avec Manon et Pierre. Quelques camarades de parti y
trouveraient également bénéfice si le terrain passait en zone
constructible. Le
président, d'un ton péremptoire, édicte la nouvelle ordonnance sur le
droit
foncier. Elle passe à une courte majorité. Elle passe aussi comme une
ombre
galvaudeuse d'idéal projetée par le sempiternel falot de la
discrimination;
l'art de créer des catégories, de poser des étiquettes et ensuite d’en
faire
son jeu, l'art aussi -c’est ce que dira le Hêtre aux journalistes- de
puiser
dans les lexiques des mots précieux tel que alliance qui devrait
sous-entendre
tout de même un minimum de loyauté. Tandis que l'Hôtel
de ville finit de s'ébrouer dans ses manigances, à
Mayence, en Allemagne un public conquis par la magnificence du jeu se
lève et
applaudit sans retenue. L'orchestre a été étourdissant, Pierre
bouleversant.
Pour sa dernière représentation de l'année, Pierre avait pu jouer
sans la
pression des débuts de saison. Tout en manipulant son archet, il
s'était mis à
s' évader, à s'enfoncer dans une sorte de nostalgie dont les notes
s'étaient
emparées. Des ouïes de son violoncelle s'échappaient des volutes
mélodiques,
des bruits et des odeurs de son enfance, des images de chez lui, des
montagnes,
le long chemin -car maintenant il en était sûr, il devait rentrer pour
les
fêtes- jusqu' à la maison, le sourire et l'insouciance de Manon,
le
tilleul, le muret et le sang et l'alliance. A un moment où le morceau
devenait
plus grave, il pensa à Aurèle dont les nouvelles n'étaient pas très
bonnes.
Pierre, sans s'en rendre compte, avait ému intensément le public quand
dans sa
musique, celui-ci avait pu saisir, presque toucher toute la fragilité
de son
frère. A peine la
représentation terminée, il se débrouille pour prendre le
train. Il est tout excité, il veut faire la surprise. Il arrive à
destination
très tôt, prend un taxi pour le dernier tronçon. Il fait encore nuit,
la maison
est calme. Les guirlandes de Noël accrochées au tilleul scintillent
sporadiquement. Il entre par le garage qui donne accès à l'appartement
sans
faire de bruit. Il monte à l'étage à pas de loup. Posé au fond du
couloir, il
voit son vieux violoncelle, celui avec lequel il a appris à jouer. Il
avance
lentement, il entend des gémissements, des râles. Il est juste
devant la
chambre de Manon, il entrouvre doucement la porte. Sur le lit, deux
corps
mélangés s'ondulent dans la draperie. Il reconnaît le visage d'Aurèle
et le déliement
lascif de sa sœur complètement abandonnée. Le sang de Pierre ne fait
qu'un
tour. Il entre brutalement dans la chambre, attrape Manon à demi-nue
par le
bras et l'extirpe du lit. -Comment as-tu osé
? Aurèle se refroque
précipitamment et
s'apprête à fuir. Pierre secoue Manon par la nuque comme un fou, il
crie " Et notre alliance alors ? Tu vas
répondre , oui ? ". Ses pouces
s'enfoncent dans la chaire, dans le cou de Manon. Aurèle comprend qu'il
va la
tuer, s' il n'intervient pas, il se lance à la rescousse. Pierre est un
chien
enragé, il balance son poing sur Aurèle qui trébuche, qui tombe
violemment et
s’empale sur les clous de son ceinturon resté par terre. Après un bref
instant
de stupeur, Manon découvre une flaque de sang qui s'étend sous la tête
d'Aurèle,
elle se met à hurler. Pierre désemparé prend un oreiller, l'applique
avec force
sur le visage de Manon. Pierre avec les yeux d’une bête, les jugulaires
confinant à l’extrophie, fulmine. Il assène comme une extrême-onction
ce que
Manon avait récité comme une prière des années plus tôt 《 alors, on ne
devait rien dire, surtout pas à Aurèle, on resterait frères et sœurs
pour la
vie, tout devait rester comme avant, on devait le jurer ! 》J'y ai cru
moi, bordel ! Envouté par sa
sinistre psalmodie, Pierre ne se rend même pas compte que
Manon ne respire plus, qu'il ne verra plus jamais l’éclat de son
sourire. On
entend qui brise l'azur, le cri rauque du corbeau. Pierre passe la
journée dans les bois, il erre comme un zombie, se
maudit, il cherche par quel salut il pourra échapper au supplice de sa
vie
future, quelle alliance avec le diable devra-t-il conclure contre un
signe de
sa fratrie vivante ? Enfin, il se dirige vers le lieu du drame. Devant
la porte
de la maison, il hésite puis entre, coupable et anxieux. Deux corps
froids
jonchent le sol. S'assied sur le
lit avec le violoncelle. Laisse s'écouler
ses doigts sur
l'instrument, laisse s'écouler des notes, laisse s'écouler des vies,
laisse
s'écouler leur histoire. Dès les jeux
d'enfants terminés, Manon
et Aurèle furent très vite confrontés à une attirance commune.
Aurèle, à
plusieurs reprises, avait même tenté de la séduire. Manon se réfugiait
alors
vers le muret, ouvrait la niche en pierre et disait à haute voix " Il
ne
faut pas, nous avons juré ". Laisse s'écouler
ses doigts, laisse s’écouler ses larmes. Les parents se
tuent sur la route, tout se déglingue. Manon revoit
Aurèle. Le lendemain, elle retourne au muret de pierre, elle le défait,
elle
ôte la bague, elle ôte l’alliance, elle ôte Pierre. Manon finit par
divorcer et
élève seule son fils. Peut-être est-ce pour se faire pardonner, elle
pense plus tard l’encourager à la pratique du violoncelle. Laisse s'écouler
ses doigts, laisse s’écouler les souvenirs, laisse
s’écouler le temps. Aurèle ne se remet
pas du décès de ses parents adoptifs. Il sombre,
boit, se refait puis se défait. Il prend systématiquement le chemin des
mauvais
coups et fait volontiers un détour par celui des jupons. Laisse s’écouler
l’archet, ne touche plus l’instrument, il connaît la
mélodie par cœur. S’ajoute au son
chaud du violoncelle jouant maintenant de lui-même, le
chant de Manon sous le tilleul, le croassement du corbeau devenu
gazouillis de
délivrance, le son des sirènes de la police et de l’ambulance, la
parole de
sentence, la voix du geôlier et le silence du
parloir. Puis, la musique s'arrête tout net comme une alliance, où la loyauté se délite et comme il se doit, la trahison advient.
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Le MessageSaperlotte, qu'un vieux bourricot de mâle comme moi se fasse accrocher du regard par une jolie femelle c'est à noter dans les annales.C'est arrivé ce matin, je descendais le chemin vicinal du Dessous, qui relie le village de Basse-Nendaz à celui de Beuson. Auparavant, je m'étais retrouvé le bec dans la porte de la boulangerie fermée pour cause de travaux. Olivia va râler, tant pis on fera des toasts avec le vieux pain. Avec ce printemps pourri et cette pluie continuelle, il aurait de toute façon fallu sécher le pain aux graines et essorer les croissants. Les oiseaux, eux, semblent insensibles au mauvais temps. Alors même que les feuilles de mai hésitent à sortir, ils gazouillent à tue-tête, se font la cour comme si de rien n'était, ça me rend presque joyeux; comme un pinson. A moins de raisons collatérales aux "journées caves ouvertes", j'entends nettement des vocalises reconnaissables entre toutes dans la chorale volatile. Les grives musiciennes et les moineaux ont ici clairement l'accent valaisan. Le sentier s'enraidit un peu et slalome entre quelques mélèzes. C'est là, dans ce pré pentu qui tombe dans la Printze - la rivière qui voudrait dire au son du patois aviaire local "Espérance" - que nos regards se sont croisés. Accompagnée de trois amies qui verbiaient dans l'humide herbage, l'ânesse m'avait entendu de loin traîner la savate et avait exercé ses paupières à la caresse. Je n'ai d'autre choix que de goûter longuement à ce regard lustré et tiède que je reçois comme un moelleux au chocolat. La scène dure, quel succès ! Au bout de quelques instants, à vrai dire gêné par son insistance, me sentant relégué au rang de baudet même si elle ne fait qu'user son droit d'ânesse, je décide d'avancer de quelques mètres. La bête balance sa lourde tête de poils à la poursuite de mes pas, emmenant avec elle, sans mouche, ses gros yeux ciliés et brunis. Ce regard fondant mais insistant semble vouloir envoyer un message. Lequel ? suite... Je salue ma nouvelle amie et retourne à ma flânerie sous le ramage. Je hume l'humus sous le ciel à l'humeur humide. Là, c'est un petit troupeau de vaches d'Hérens, alignées dans le sens du vent, costaudes et bien en chair qui m'attend. A part la plus grosse reine qui m'ignore, les autres m'observent fixement comme si je composais un train à moi tout seul. Les bovins possèdent ce regard tranquille et curieux. Analytique mais sans jugement. La race d’Hérens a la faculté de se mettre l’orage dans l'œil. Les éclairs jaillissent et le tonnerre sous-jacent en fait des bêtes de combat. Le hameau est en vue. J'arrive bientôt, allègre comme le petit Fils, de m’être trouvé, d'une certaine manière entre le bœuf et l'âne gris, avec les piafs qui piaulent alentour comme mille séraphins et allant se lover entre les deux bras de la mariée. L'accueil d'Olivia est moins chargé d'allégresse que prévu. Elle prend -si je peux me permettre la comparaison- le regard orageux et accablant des vaches d’Hérens. -T'es pas sorti comme ça quand même ? Je n'aurai peut-être pas dû enfiler ce bas de training rouge, retrousser mes chaussettes vertes par-dessus et encore moins chausser ces crocs en plastique roses qui traînaient par là. Je comprends mieux l'expression des vaches. J’ai carrément l’air boeuf. Je lui raconte mes péripéties, la boulangerie fermée, le ramage des oiseaux. Olivia hésite, j’ai l'impression qu’elle veut me dire quelque chose, m’envoyer un message. -Euh ! Je sais c’est un cadeau de ta sœur.. mais franchement..ça va pas du tout..enlève aussi ton bonnet, tu as vraiment l'air d'un ... |
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La MesseVentre cul, je suis allé à la messe ce matin !Et ça a bien valu quelques noms d'oiseaux, foutredieu ! Au début, il n'y avait personne. De leur beffroi, les clochettes avaient bien tenté de rabattre moutons, agnelles et autres grenouilles de bénitier mais rien n'y fit. Puis quelques vieilles aux cheveux blancs se sont installées au premier rang. La
nef, depuis le vestibule s'emplit alors de longues tiges habillées de
robes à
fleurs, de vieux tuyaux raidis sous leur ombelle, de demoiselles aux
bibis
jaunes et de mauvaises herbes venues sauver leur âme. Silene dioica,
ranunculus acris, poaceae, taraxacum officinale, la messe sera bien
dite en
latin. Comme tout était
calme, bigrefesse ! Du grand vitrail passait une telle clarté qu'il
devait être
le soleil lui-même et de la bouche des grands orgues, s'éparpilla en
courant,
un air paisible et silencieux. L'assemblée
échangea un geste de paix, les myosotis faisaient des clins d'œil et
les graminées
des courbettes, le trèfle brandit ses quatre feuilles en signe de
félicité, les
fanes firent courbettes mais ne rompirent d'aucune allégeance.
suite... Quelques rares orchidées sauvages secouaient leur pourpre comme des chiens mouillés. D'autres fleurs ténébreuses, avant d'être cueillies bientôt se recueillaient sur leur lendemain en pots de fleurs; elles en portaient déjà les stigmates.
Ce n'est pas
tout, flûtecouille, sous l'abside, une lignée de noisetiers qui
figurait
l'horizon, s'est mise à tanguer sous la brise des grands orgues tandis
que sous
le même vent, au premier rang, les petites vieilles laissèrent filer
leurs
cheveux blancs en crachin, crachant leur dernière dent de lion. Plus
loin, des
herbes folles encore ivres de rosée s'éclataient la limbe alors qu'en
guise
d'encens des myriades de poussière polonisèrent le transept d'odeurs
florales
et d'essence de printemps. Perdu et ému dans cette flore, cette verdure insolente en pleine communion, j'ai levé les yeux au ciel. Michel-Ange, à grand coup de brosse, était en train de repeindre le plafond en bleu roi sans nuage agrémenté de quelques noms d'oiseaux.
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Vertical
Vertical, verticalité, ça c'est
l'avenir. En tout cas, ils en parlent tous, les commentateur.rices
sportifs
quand ils décortiquent les matchs de l'Euro. L'équipe championne sera
verticale
ou ne sera pas.
Au début, je n'ai pas bien compris;
verticalité, c'est quoi ? Mais grâce au foot, j'en ai intégré la
pensée; ce jeu
n'est donc pas juste une parade de millionnaires aux coiffures
excentriques qui
spéculent sur les rebonds d'un ballon rond. Vertical, c'est génial. Du
moins
jusqu'à l'accident.
Mon coming out dimensionnel a vraiment
commencé tout de suite après le match Italie-Suisse que j'ai regardé au
bistrot. Comme moi, la Nati n'avait pas encore compris le mot, ni le
concept.
Mais quand la longiligne serveuse aux quilles de flamand est venue
encaisser ma
bière, j'ai subitement vu la verticalité en rose. Ce qui est vertical
est beau,
dynamique et sportif.
Je me suis rappelé qu'au boulot, quand
il y a bisbille à la direction, le responsable RH sort des
organi-grammes et
colorie les carrés en bleu et les losanges en vert clair alors qu'en
même
temps, il assène les vertus de la verticalité. Pour la première fois,
je suis
prêt à peindre avec lui le même dessein.Il faut des chefs, des meneurs,
une
hiérarchie avec au bout une pelote de besogneux qui secouent le
tricotin. La nature est du même avis. Quand il pleut, quand il grêle, quand l'herbe pousse, quand les arbres grandissent, c'est vertical. En sortant du bistrot droit dans mes bottes, j'ai l'impression d'avoir trouvé un sens à ma vie, je passe devant la tour Espacité. Quel chien, rien à voir avec ces maisons basses, trapues aux allures de bassets et qui semblent se tenir la main comme des enfants peureux.
suite...
C'est certain, il nous
faut des buildings, des gratte-ciels, des tours fières et courageuses
défiant l'apesanteur.
Tant qu'à faire, je lèche les vitrines
de l'office du tourisme. J'y vois des pubs, de quoi occuper ma nouvelle
passion
verticale. Demain, je viendrai m'inscrire à des séances d'escalade, de
saut à
l'élastique et de trampoline. Fini les excursions aplaties autour d'un
lac ou
les virées horizontales qui s'empâtent d'un point A vers un point B,
vive l'axe
Z, celui de la troisième dimension.
En rentrant, je pense rallier Olivia à
la cause et au bien fait des organigrammes colorés. Je
serai N° 1,
elle, N° 2 puis les enfants par ordre de leur date de naissance.
Puis, l'accident, la panne quoi !
La théorie manquait de précision, le
vertical c'est bien mais de bas en haut, quand ça pend, on a beau
colorier
l'organigramme, c'est foutu.
Ne me reste plus qu'à me glisser sous
la couette, la queue entre les jambes. À l'horizontale. Olivia rigole
doucement. -T'en fait pas, tu vois bien que tout ne dépend pas d'un système, la Nati va gagner demain.
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Le VillageÀ l'ombre de l'olivier, l'épaisse moustache offerte au vent chargé d'essence eucalyptus, le maire fait tourner sa bouche autour d'une sardine qui, on pourrait le croire, finit de frétiller entre ses dents. Le journaliste de la RTP s'agace de devoir pêcher à la ligne un à un les mots de la carpe muette de son interlocuteur. Enfin, celui-ci finit par
délivrer à
grands coups de comment, ce
pourquoi le journaliste s'était déplacé de
Lisbonne; la lente agonie des villages de montagne prise à l'hameçon de
la
modernité.
Le maire se lustre la
moustache du
poignet et soulève sa casquette. Il cherche une phrase sans devoir
prononcer le
mot cimetière. Le maire s'enlise, ne trouve
pas la
formule un peu sexy qui ferait vendre son village aux jeunes en
particulier. Il
bredouille un truc un peu plus fun. A cet instant, une voiture déboule d'en haut depuis le virage en épingle à cheveux. La Renault prend à gauche, entame une manœuvre téméraire dans la montée si raide qui donne sur la cour, engage brusquement une marche arrière qui mène droit le cul de la bagnole à une léchée de la bouche d'un lézard prenant le soleil sur le muret. Il bloque les freins, tente un fumant démarrage en côte mais la voiture recule encore frôlant le muret et qui aurait écrabouillé le lézard s'il n'avait pas choisi la fuite.
Un voisin sort avec une corde de
secours, un autre avec des pavés pour bloquer les roues. C'est à ce
moment-là
que choisit le maçon en jeep, pour descendre et le facteur en fourgon,
pour
remonter. suite... Pris en sandwich, le cornichon qui conduit la Renault tente un redémarrage qu'il espère aux petits oignons, mais se retrouve pris dans la salade. Les gens rigolent, les femmes pour la plus part veuves et habillées de noir sortent des maisons attirées par l'attraction.
Cette fois, la voiture est immobile,
elle semble mettre bas un corps dégingandé, une sorte d'escogriffe muni
d'une
glotte proéminente et d'une casquette du PSG qui ne manque pas de se
cogner la
tête sur l'arceau de la portière en sortant. L'escogriffe est en slip;
ne
pensant pas se retrouver dans une telle posture, il avait piqué une
tête dans
la rivière en aval du village pour s'y rafraîchir.
Les veuves affichent un sourire XXL;
l'une d'elles remarque l'étiquette sur le caleçon encore mouillé
"Sloggi", marque bien connue plutôt réservée aux femmes enveloppées.
Enfin, le voisin qui habite en
dessous du mur arrive en remontant son pantalon. Il vocifère
bruyamment:
Il grimpe, rouge de rage dans la
Renault grise sans rien demander, se tape également la tête sur
l'arceau mais
réussit à extraire la voiture dans un dégagement de fumée et d'odeur de
goudron
et d'embrayage rôti qui se mêle au fumet des sardines. Le
maire tient la répartie qui sauvera
sa prestation. Il ajuste sa casquette, lustre encore fièrement sa
moustache et
face au micro du journaliste, il lance : Les
hirondelles reviennent arroser la
place gaiement de leur trissement, le lézard revient lézarder entre les
cailloux du muret. La Renault peut reprendre sa route pendant que les
gens
dansent encore. Depuis, bien qu’il dut échanger sa casquette du PSG contre celle du Benfica, lorsqu'on croise l'escogriffe au village, on le reconnaît, on lui adresse un sourire amusé. Il gardera tant que le village survivra le joli surnom de "Embreagem" (embrayage). |
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Le passe du Sans-Souci
Quelle joie, quand on découvre une ville de goûter à la
gastronomie
locale. Au restaurant Le Bourguignon, qui présentait une carte
alléchante, nous
nous sommes léché les doigts. Nous avons sympathisé avec la patronne. -Vous n'êtes pas d'içi, alors ? -Non, mais avec notre accent c'est pas
trop compliqué à deviner quand même. -Pas du tout ! Je l'ai vu sur votre
carte d'identité tout à l'heure quand vous avez présenté le passe. Et
puis, le
nom de famille, Flanchebouche, ce n'est pas courant par ici.
Le point d'orgue du repas fut l'instant où la serveuse
apporta d'un pas
solennel, un fondant au chocolat piqué d'une bougie à la flamme
scintillante à
Madame Flanchebouche. -C'est offert par la maison. -À bientôt j'espère, Madame Flanche-bouche
et Monsieur. -Merci pour le dessert. -Ce n'est rien, j'ai vu sur son
passeport qu'aujourd'hui vous fêtiez l'anni-versaire de Madame
Flanchebouche. -Ça, c'est bon, mais j'peux pas vous
registrer, suis pas d'ici, sait pas lire, sait pas écrire, la dame
venir
attendre.
suite... Vous
chargez la fureur de vos embrassements : Et quand je vous demande après, quel
est cet homme, À peine pouvez-vous dire comme il se
nomme, Votre chaleur, pour lui, tombe en vous
séparant, Et vous me le traitez, à moi,
d’indifférent. tout cela avec une sincérité
si
bouleversante que la comédie sembla se déplacer de la scène vers les
gradins.
Tous ces gens qui riaient entre eux, avec, vous savez, ce petit air
supérieur
accrédité par le passe, ce fameux sésame qui certifie sa
non-pestifération.
Nous sommes rapidement retournés à l'hôtel nous
rafraîchir et puis
sans trop d'idées nous sommes retournés au Bourguignon. La patronne
toujours
rivée à sa porte nous accueillit avec un sourire si flagorneur que la
porte
elle-même en devenait obséquieuse. -Eh, re-bonjour Madame Flanche-bouche
et Monsieur et vous nous faites l'honneur d'une nouvelle visite ?
Malheureusement, son réticule était resté à l'hôtel et
Madame Flanche-bouche
fut un peu rabrouée au moment de présenter ses papiers. - Mais enfin Madame, nous sommes venus
ce midi, vous m'avez offert un dessert. -Je regrette Madame Flanchebouche, il
me faut les documents. La vache.
Nous nous sommes rabattus dans un établissement minable
juste à côté ou
à coup sûr nous avons été contrôlés par un employé sans papier. Au
moins, il
nous a laissé passer.
Le lendemain, nous sommes rentrés tranquillement. A
la frontière,
alors que nos pièces d'identité étaient encore toutes chaudes de les
avoir si
abusivement employées, les douaniers ne nous ont rien demandé. Ou
alors,
c'était à cause de l'Epoisse au marc de Bourgogne qui avait un peu
transpiré
sur la banquette arrière.
De retour chez nous, nous avons croisé les voisins.
Machinalement nous
avons esquissé le geste de présenter passe et pièces d'identité. C'est
qu'on
s'habitue si docilement à l'allégeance. Puis nous sommes allez faire une sieste et contrôler une dernière fois que nos papiers soient en règle pour envisager la possibilité qu'avec Madame Flanchebouche, nous étions bien amants. |
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L'anagramme de PierreNeuchâtel, le 13 octobre. Depuis que je sais qu'Emile Ajar et Romain Gary sont la même personne j'essaye vainement de trouver un anagramme à Goncourt; le plus proche est crouton, c'est un prix que je reçois - précédé de "vieux"'- par Olivia quand, certains matins, je me réveille grognon- Il paraît que Roman Kacew, car c'était finalement son vrai nom, créait un personnage fictif dans l'un de ces romans et en parlait comme un être réel dans l'un de ses autres ouvrages. Avec ses mots, il entretenait un écho entre ses œuvres comme le font les armaillis avec leur cor des Alpes au-delà des vallées . Oui ! Les nuits me font mal car je m'endors triste, car je pense à Pierre, car je vois en rêve Émile Ajar qui lit une de mes nouvelles et en cauchemar Romain Gary en rigoler. Dans cette nouvelle, j'avais choisi le prénom de Pierre qui en était le héros malheureux parce que l'autre héros -une chose- était un mur; un mur de Pierre. Le Pierre de la nouvelle et le Pierre plus vieux du réel; leur histoire s'embrouille dans le tourment de mes nuits. L'un des deux est virtuose de violoncelle, l'autre virtuose de clarinette et de taragot, un troisième déguisé en armailli vocifère un lugubre requiem au cor des Alpes. Laisse s'écouler les notes, laisse s'écouler la vie. Leur parcours n'a qu'une autre similitude, celle de devoir apprivoiser le silence, celui des oubliettes, celui éternel. L'aube en claire voie s'immisce comme une fin de vie et à peine apaisé, il faut déjà rendre des comptes, à peine vivant, à peine cousin, à peine amant, à peine père qu'il faut s'agenouiller devant la sentence de l'injustice. suite... Qu'Emile Gary ou Romain Ajar écrivent à Dieu n'y changera rien ou alors peut-être, cela réveillera-t-il le diable qui laisse croire au temps éternel mais qui en réalité s'amuse à le court-circuiter. Vous savez bien qu'il organise des courses où tous ceux qu'on aime prennent le départ. Mais à peine se retourne-t-on à mi-parcours que l'on peut compter ceux qui sont déjà tombés. Parmi le public, on voit aussi, la mine défaite, deux enfants à peine ados, leur mère, d'autres proches et un chien truffier terrassés cachant leur tristesse dans la banderole d'encouragement "Allez Pierre". Cette banderole que l'on avait confectionné ensemble, jadis, avec les autres cousins dans des jeux d'enfants. Et puis on s'est revu, rarement, de cas en cas pensant que chaque lendemain est aussi un jour. On se rend compte à quel point vivre est composé d'anagrammes hasardeux. Les morceaux de vie, comme des lettres peuvent changer de place pour signifier autre chose; chance, fatalité, bonheur, infortune, santé, saloperie de tumeur ou de cancer, de façon infini au risque de s'obliger à la plus humble posture. Le lac est calme ce matin. C'est à peine si l'on entend le clapotis de l'eau sur les galets. Aux dernières nouvelles, Pierre s'accroche comme un feuillus privé d'été qui refuse de rendre ses feuilles. A tendre l'oreille, par vague, le son rauque du taragot de Pierre semble habiter la grève ainsi que le concert de tous les Pierre. Ils seront toujours là comme dans nos cœurs à répandre en musique leur anagramme; leur prière. |
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Le Coq qui ne mourrait jamaisCombien de temps vit une poule ? Cinq ans peut-être si elle est rousse, dix ans si elle est blanche. Et un coq ? Deux ans de plus ? Mais celui-ci ne mourrait jamais. Comme depuis des siècles à l’aube, le plumage bouffi d’orgueil, il s’apprête au grand retentissement. Il relâche ses paupières, argue son col et arbore son bec au levant. Le syrinx remplumé, il prélude à la salve des «kikeriki » allemands, des « chicchirichi » italiens et des « kokeriko » espérantistes, un « cocorico » pondu à l’us patoisant de sa basse-cour. Puis il lâche une fiente en spirale du même accent. Il ne peut plus, il le sait. Bientôt il devra céder son rôle de chantre-roi à un juvénile. Peut-être ce coquelet à la crête tendre encore mouillé derrière la caroncule. D’ailleurs, à la première lueur du jour, le patriarche ne s’était pas réveillé. C’est l’ado-poulet, accouru de sa banlieue grillagée du parc près du tas de fumier qui, à coups de bec, l’avait secoué. « Eh Qoc, - car le poulet banlieusard avait jargouiné en verlan - tu quoi fous ? Faut téchan. » Le coq n’avait qu’une peur, en plus d’une éventuelle impotence qui conduirait son omnipotence au déclin, c’est de finir en poule au pot comme la piétaille de son harem. Et cela le rassurait de voir le paysan revenir du marché avec quelques bouteilles dépassant du panier. Quelle meilleure façon que de passer de vie à vin accompagné d’oignons piqués et de champignons de Paris ? Le coq avait d’ailleurs échappé à la casserole plusieurs fois. Son salut, il le devait surtout à un haut fait d’armes dont il se gargarise volontiers et qui donne assise à ses thèses égotistes le stipulant comme seul artisan de sa splendeur intérieure. Pour l’extérieur, laissons-lui l’éclat de son blanc plumage, ses majestueuses faucilles portées sur la croupe avec panache, ses barbillons d’empereur autrichien qui frétillent et se baladent sous l’aubade, ce léger détachement d’ailes qui laisse se faufiler les rayons malins du matin et couvre de roses ses rémiges immaculées, sa crête lustrée dont l’ombre discrète projetée par le petit matin semble couronner un roi. D’un roi, il tient d’ailleurs la stature quand son chant paraît précéder les premières lueurs et commander le soleil lui-même. Laissons-lui également la jubilation de ce fameux fait d’armes bien que depuis - et s’il en restait - la considération pour son harem se réduisît à la seule action forcenée de déplumer le troufignon des poulettes sans s’embarrasser d’un moindre semblant de parade nuptiale. Donc, un soir d’hiver, alors que le paysan était parti en kermesse sans fermer aux poules, une silhouette à poils avait senti l’opportunité et affûté sa ruse pour se faufiler sous le grillage. Le renard avait déjà saisi une poule à la gorge. suite... De son enfance à la basse-cour, le coq se souvint dans un éclair de lucidité comment les oies avaient fait fuir des malandrins. Aussi, il déploya toute l’envergure de ses ailes dressant ses rémiges comme des flèches. Balayant le sol recouvert de neige de ses lancettes, il arqua ses faucilles et marqua le gel des griffes de ses pattes. Puis il s’élança violemment vers le renard en bombant le poitrail allumé par un camail de feu, avec la crête menaçante d’un iroquois empruntant à celui-ci un terrifiant cri de guerre. Le bec ouvert, déboîté au point de faire croire qu’il avait des dents, la langue tendue dehors comme un harpon, il prit une sorte d’envol pour planter ses ergots dans la chair du goupil. Au même instant, le paysan titubant arriva pour se soulager sur le tas de fumier et assista à la scène. Il vit également le renard s’enfuir et surtout ne jamais revenir. Le paysan jura alors par décret sur la crête de son coq que jamais son champion ne serait encasserolé et que vin ainsi économisé, il pourrait le boire à la santé de cet épique et glorieux épisode. Le poulardier parlait tout seul agrippé au grillage, il tenta une phrase, « Oh Qoq, riepelosa de nardre », qui, portée par des effluves de vin de pays, s’épancha jusqu’aux jeunes oreilles de jaunes poussins innocents réfugiés là, en zone périphérique du poulailler. Échapper aux casseroles n’exclut pas d’en tirer derrière soi. Et le coq - même s’il ne voulait pas l’admettre - en tirait toute une batterie. La plupart des œufs produits au poulailler servaient à l’omelette de l’homme mais il arrivait assez régulièrement qu’éclose une couvée dont le coq détenait la paternité. Jamais celui-ci ne défendait sa progéniture, ni les poules bonnes pour l’abattage quand elles ne pondaient plus assez, ni les coquelets qui risquaient de lui faire ombrage et que le poulardier venait attraper par les ailes. Pire, quand cela arrivait, il se gaussait de la naïveté des condamné·e·s à mort et en gloussait. Il osait le jour même du deuil réclamer de la considération au vu de son héroïsme passé ; dont il ne reproduirait jamais la moindre réplique au profit des autres et encore moins des siens. Du cocorico de sa vie jusqu’à ce jour, il aura été le maître à paraître et du moi-que. Il aura instillé dans les gènes de sa cour, au fur et à mesure des générations, le modèle exclusif de son image. Tandis que près du grillage de jeunes poulets piaillent et s’insurgent en verlan poulardier, le coq reste assis sur son perchoir à ne jamais mourir, fixant vaguement un truc en fer sur le clocher de l’église ; le visage miné par des plaques d’eczéma, il pose à sa propre gloire dans un halo de lumière blanche sans pondre de regret ni couver de remords. |
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Vivons laidsJe les pensais simplement fous mais ils sont aussi beaux ces romains. Plus exactement, Michel-Ange et Raphaël les ont si bien badigeonnés et modelés de certitudes esthétiques que même quelconques, hommes ou femmes restent beaux. J'étais jadis, demeuré cloué au sol par le fascinant Machu Picchu au Pérou, en lévitation face au respectable Machhapuchhare au Népal mais ici à Rome dans les ruines de Caracalla, dans ces termes gigantesques, je me baigne dans l'incrédulité. Le statut de ruine du site laisse l'imagination galoper, on essaye par l'esprit de faire se joindre un bout arc posé sur une colonne à celui scellé à trente mètres en face. Le fait de distinguer le ciel et voir les nuages se déplacer étire l'espace et donne du mouvement au monumental enchevêtrement de pierres. Des fragments de mosaïque agonisent dans la pelouse, ils finissent leur vie ci et là. Avant de mourir complètement, ils invoquent la splendeur trépassée de ces termes. On a l'impression de sentir l'humidité mouiller ses pieds, de voir les curistes assis sur le banc de pierre et d'autres défiler en toge dans l'atrium, on entend leurs voix faites d'intrigues; ils chuchotent en latin. Et dire que n'avons encore rien goûté des joies du colisée, des voies du forum, des oies du capitole, des ouailles du panthéon, de la foi des cathédrales. Mais nous aurons plutôt à faire à la gouaille de rue, à essuyer la gouache qui par trop de brillant finit par couler et se répandre. Aujourd'hui, bien qu'un ciel bleu se découpe sur la ville aux sept collines, un vent violent entraîne comme chez nous les derniers tatouillards, d'étranges flocons. Il neige à Rome des fragments de plastique, des immondices qui s'envolent avec grâce et s'étrillent en volutes dans les calandres des voitures ou se gondolent dans les gaz d'échappement pour finir en congère sur le rebord des trottoirs. La circulation est dense et chaotique. Les romains au volant ont conservé ce goût venu des arènes pour les courses de chars. Cette tension palpable aux feux rouges, ce pied prêt à enfoncer le plancher, à libérer les chevaux et ne pas louper le démarrage. Cette façon par petits coups de klaxon agacés d'imposer au piéton le monopole du bitume. Sorti indemne d'une traversée de route, nous allons visiter le Vatican. Plus on s'en approche plus s'ajoute aux pas de l'épais pèlerinage un nuage de mains frivoles, un voleur à la tire se tape mon tape mouche, se tire et s'envole. Mon porte-monnaie était rempli d'indulgences achetées au prix fort. Heureusement, je l'avais délesté d'un euro jeté dans la fontaine de Trévi contre un vœu. On m'avait bien dit de ne m'astreindre qu'à un seul vœu. Un seul. Mais je n'ai pu résister; en plus de celui tenu secret, je fis le souhait d'être épargné des pickpockets et des fléaux de l'urbanité. La providence est vraiment rancunière. La chapelle Sixtine est placée tout à la fin d'une succession de galeries dans un couloir long comme une vie avec en terminus et comme dernier bonheur la salle d'expiation. Mais la prouesse véritable du muséographe en chef est d'avoir superposé en filigrane ce sentiment-là à l'épopée d'un festin qui suit à travers les entrailles d'un corps sa lente désintégration jusqu'à l'ultime rejet. suite... Est-ce une ode à la maternité ou une mise en bouche d'une confrérie vinique -entre autre péchés iniques- que le festival de chérubins, de séraphins, d'angelets, d'angelots habillés d'une simple feuille de vigne qui s'affiche le long des murs ? Au fur et à mesure que l'on avance, on sent nos poches se vider, le dépouillement commence. Nos corps s'assèchent. Tout semble s'évaporer en grasses décorations sur les parois et au plafond itou.Tant d'images pieuses affichées contre aucun semblant de charité, aucun repentir. Plus loin, une autre salle laisse se pendre d'immenses tapisseries grises et sans éclats qui panseraient comme des linceuls les corps en décomposition, l'agape défaite de ses nutriments, la substance dissoute laissant à l'âme son unique chance. Puis vient la salle des cartes géographiques -une des plus belles galeries- laissant croire à plusieurs directions; que pour l'esprit s'échapper est encore possible alors que de fortes contractions dues à un troupeau humain adepte du péristaltisme poussent irrémédiablement vers le dernier cabinet. Tout juste peut-on repérer sur les cartes de là où l'on vient et, en une fraction de seconde, revoir le chemin parcouru et retracer sa vie. Finalement dans la dernière salle avant l'anus, le purgatoire, le dernier souffle, la lumière blanche -comment faut-il l'appeler- survient le répit divin de la chapelle Sixtine. Il y a peu à dire. C'est un tel chef-d'œuvre que celui ou celle qui s'en expulse par l'étroite porte à l'arrière n'est plus qu'un caca ou un macchabée, plus rarement un ressuscité. Je le sais maintenant, chacun finira par visiter cette antre, cette ultime alcôve tôt ou tard. Réchappés par miracle, alors qu'arrivent par dizaines les cloches envolées de Pâques, nous courrons prendre le train du retour. Au termini, la gare centrale, sous les galeries extérieures, des sans-abris ont carrément installé des matelas avec de véritables tours de lit. Ne reste de la louve qui fis, tapis sous son pis téter Remus et Romulus sans répit que le dépit, des mamelles taries et des pâques fauves. Des images défilent dans nos têtes. De l'homme en blanc qui demain devant la place noire de monde répétera orbi ce qu'il avait dit urbi jurant un au-delà en couleur alors qu'en-deçà des mines grises dorment à deux pas dans le froid. Du beau, du grand. De tout ce qui en jette au prix de ce qu'on jette et de ceux qu'on rejette. De nos joues roses de Montagnons peintes avec les pinceaux du grand air par Léopold-Robert, si visible même si nullement apparente. Des airs amusés lorsqu'on descend aux festivals d'été avec un pullover autour de la taille. De nos cités posées à 1000 mètres, de ses gares et des quelques cas sociaux qui en gardent l'entrée mais dorment à couvert. De l'envie de ne plus paraître. De se confondre gratuitement dans la plus grandiose des chapelles faite de voûte céleste et de colonnes en bois d'arbre enraciné de par monts et vaux, d'entrelacements sauvages, de pâques apprivoisées; où il neige à vrais flocons autre chose que du plastique, autre chose que de la cosmétique. |
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Le DénuementQuelle pitié que d'en arriver aux résolutions de l'année naissante sans avoir le moins résolu celles dévolues à l'année mourante. A cette époque où le temps paraissait d'abondance, j'avais promis de rendre visite à un pote en rade pour l'aider dans ses affaires et réparer sa télé en panne. Je m'étais également juré de répondre à un message énigmatique d'un ami que j'avais pris pour un défi. Dites-moi s'il vous plaît, vous arrive-t-il souvent de recevoir en photos, une galerie de périzoniums ? Heureusement, je venais d'en apprendre la définition, car lors d'un spectacle de stand-up récent l'artiste qui brûlait les planches avait longuement drapé d'effets comiques tout ce que pouvait avoir d'amusant la culotte du Christ. Le sujet est scabreux. Si en parler en charabia d'auteur semble à ma portée, en disserter avec hauteur, droit dans son slip dans un langage corseté risque bien de faire déborder par les entournures mes principes de dérision. Depuis la semaine de Noël jusqu'à hier, le coquin de sort a jalonné mon chemin de croix et de ses quatorze stations. La plupart de celles-ci endurées cloué dans un lit à l'article de l'agonie ou alors agenouillé devant un trône à lunette au regard profond et suppliant de rendre. Étourdi par la fièvre, gavé de médecine comme autant de couleuvres avalées, je n'ai pu définir avec exactitude la serpentaille qui tréfilait le cœur de mes entrailles ni même compter les boules de feu qui à coup de couleuvrines m'ont dévasté la vésicule. Au plus, en quelques instants de lucidité, j'ai pu comprendre avec quelle bravoure mon caleçon en tant qu'ultime rempart, et puisqu'il y avait à en découdre, avait tenu le siège sans subir de défaite à plate couture. Relevé depuis lors de sa garde pour laver l'affront par un tour à la machine, l’ héroïsme de ma culotte n'aura pas suffit à lui faire conquérir le titre de périzonium. D'autant que, presque guéri et enfin debout, je suis tombé par hasard sur un article à ce sujet. A l'occasion du petit nouvel-an, pour avoir l'air le plus ressuscité possible je suis allé chez le coiffeur. En attendant mon tour, j'ai pu chez le figaro, feuilleter un magazine qui relevait l'Art subtil avec lequel ce pagne habillait la nudité des crucifix. Faut voir avec quel soin, avec quel souci du détail, dans le drapé, dans le rendu des plis et des ombrages, les maîtres ont su dresser la matière et magnifier le tissu. Dans certaines œuvres, une suspicion de confort prend le pli sur le sentiment d'affliction dans lequel le mystique est censé plonger. Et alors que, par son flanc lacéré, une plaie vive en feu attisée au vinaigre, le supplicier se vide de son sang par spasmes dans d'atroces souffrances, le périzonium blanc, immaculé semble absorber toute la composition dramatique, éponger tout le sang, toutes les larmes et finit par confisquer l'accablement que devait susciter le tableau en premier lieu. Dans l’article, il est également question de point aveugle, mais je n'ai pas eu pas le temps d’en terminer la lecture. Dans un tout autre tableau, le coiffeur fait alors un signe de la tête. La place est libre. Il secoue la cape et m'invite d'une grimace à m'installer sur le fauteuil de coiffage. Il s'enquiert de mes consignes -sommaires- avant de sortir sa panoplie de tondeuses et ciseaux. suite... Après quelques coups, il prend du recul et évalue la régularité de la coupe, clignant de l'œil comme un maçon vise son mur. S'accroupit en se balançant sur ses jambes, on dirait un tennisman qui attend le service de son adversaire. Il observe, puis se relève d'un bond pour élaguer le poil qui dépasse. J'ai l'impression que mentalement il note son score : 3 poils à zéro. Il me parle du coût de la vie, de l'inflation. Je repère chez lui un accent indéfinissable. Il reprend ses arrières, me questionne, demande mon avis. On dirait qu'il cherche un angle d’attaque ; l'art que cet homme exerce est martial. Une photo est accrochée à côté du miroir. C'est lui. On le reconnaît dans une phase de lutte à peine vêtu d'une culotte. C'est la Trânta, a-t-il dit. Sur la photo, je lutte avec mon frère. Dans mon village en Roumanie -son accent- on pratique encore cette lutte traditionelle en subligaculum comme à l'époque gréco-romaine. J'en conclu que le "subligummachin" était l'ancêtre du périzonium, décidément on reste dans une ambiance en dessous de la ceinture. Puis sans prendre de gants, mon coiffeur se met à détailler son parcours de boxeur professionnel, ses exploits, les tricheries et la corruption liés à ce sport, sa fuite sous peine de représailles hors de son pays. Je reste sur le ring pendant une heure et demie, il faut tout ce temps à mon boxeur de coiffeur pour mettre KO trois cheveux et quelques poils de moustache, heureusement le tarif est roumain, je m'en sors bien. Cet adepte de l’esquive me fait penser à l’ami à qui j'avais promis une visite et de réparer sa télé. Comme lui, c'est un ancien champion déchu. Ces champions de la vie qui ont dû fuir quelqu'un ou quelque chose à un moment donné, ces champions comme on n'en connaît tous… si, en réalité ce n’est pas soi-même. Lors du dernier round, entre deux uppercuts capillaires, j'ai repensé à l’article du magazine et appréhendé l’expression utilisée de “point aveugle”. Ce point qu'on ne saurait voir, ce bout de viande pendu entre les cuisses -car le supplice de la croix se commettait à poil- que l'on a fini par cacher sous de somptueux périzoniums. Travestir la réalité. J’en suis l'exact complice. J'aurais dû aller voir cet ami qui a besoin d’aide et à qui j'avais donné ma parole. Au lieu de cela, j’ai inventé mille prétextes, je me suis mis la tête dans un périzonium et je l’ai laissé tomber. Quelle pitié que de franchir l’an neuf de cette façon alors que l’an vieux me jalousait encore. Je vais le voir. Je me dépêche. Je m’enfonce rue des Emposieux où il habite. Je monte, je sonne, personne ne répond. La porte n'est pas verrouillée. Je rentre. Il fait chaud comme dans un appartement subventionné. Je passe le couloir, me dirige vers la cuisine. Il y a de la vaisselle sale et des reliefs de nourriture partout. Il est là, assis sur la chaise, la tête et les bras affaissés sur la table. Inerte. Il n'est vêtu que d'un caleçon qui baille. Il porte sur la tête une couronne des rois, le reste du gâteau est sec. Ce n’est pas sa presque nudité qui me choque, mais son complet dénuement. Au fond de la pièce, la télé est allumée. Sur l’appareil que je lui avais promis de réparer, on peut lire qui clignote sur l'écran "LIAISON INTERROMPUE" |
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Noël dans les EtoilesLa soirée de Noël était largement consumée quand brusquement les lumières s'éteignirent. Astra tressaillit. Une fois. Deux fois. Puis, elle s'éclipsa petit à petit complètement comme une bouche termine son sourire. Maman est immobilisée à l'hôpital depuis huit semaines, astreinte à rester allongée avant l'accouchement. Elle me manque et je vis, à cause des événements, dans la peur et l'insécurité. Papa s'occupe de moi du mieux qu’il le peut, mais il fait déjà nuit, même si ce n'est que le soir, quand il vient me chercher à l'école et quand les cours peuvent être donnés. Il ne fait rien comme maman, il met trop de beurre et pas assez de confiture sur mes tartines. C'est moi qui dois lui dire sur quelle étagère ranger les tasses et aussi trier les fourchettes et couteaux mélangés dans leur compartiment. Mais on passe de bons moments et on essaye que tout soit joli pour quand maman reviendra. Papa a trouvé un sapin de Noël, il est tout rabougri, mais j'ai pu le décorer comme je voulais avec des boules dorées et des cheveux d'ange. J'y ai suspendu des petits cartons avec des vœux écrits dessus ; que tout redevienne comme avant, et l'eau et l'électricité aussi. J'aime bien quand avant d’aller dormir, les soirs de nuits claires, papa me couvre d'une grosse couverture et qu'on s'installe sur le balcon à regarder le ciel. Papa me fait découvrir toute la ménagerie céleste, la Grande et Petite Ourse, le Sagittaire, le Centaure, le Lion et même le Dragon. On s'invente des histoires. Je suis la petite princesse, nous devons prendre livraison de roses chez le petit Prince sur l'astéroïde B612 et en parsemer les pétales sur un monde devenu fou. À toute vitesse, je conduis le chariot formé par la Grande Ours avant que le Centaure nous attrape et que le Dragon crache sur nous son nuage de feu. Mon chariot est chargé de tous les gens que j’aime ; maman c'est l'étoile la plus brillante qui s'appelle Megrez, papa c'est l'astre voisin. suite... Entre les étoiles Merak et Dubhe, on distingue à peine une petite lumière qui scintille au rythme d'un cœur qui bat. Avec Papa, nous avons décidé de l'appeler Astra car ce sera le nom de ma petite sœur. Du coup, j'ai ajouté pour elle dans le chariot une peluche, une moyenne ourse qui jongle avec des étoiles que j'ai acheté avec mes économies quand les magasins étaient encore ouverts. Puis, papa reçu le message avec une photo avant que la batterie du portable ne tombe à plat. Il me serra blottie dans ses bras. Il était à la fois fébrile et pétri de colère, furieux de devoir rester enfermé dans l'appartement. Je ne réalisais pas vraiment, j'aurais tellement voulu avoir près de moi ma sœur toute minus et lui offrir la peluche et retrouver le sourire si rassurant de maman. Tous les trois, on se serait assis sur le lit à la contempler et à écouter ses areu-areu avant qu'elle ne s'endorme. Je tenais la peluche contre ma poitrine. Dans le ciel, mes amis les animaux du firmament brillaient de manière étrange. On aurait dit qu'ils boitillaient, qu'ils avançaient difformes, avec plusieurs paires de yeux, pour certains, on aurait dit des larmes. À ce moment-là, peut-être pour me montrer le chemin, l’étoile polaire qui n'aime pas les enfants tristes surtout les jours d'accouchement se fendit d'un clin d'œil qu'elle m'adressa, j'en suis sûre. Presque aussitôt, au-dessus de la ville de Kiev, toutes les lumières s'éteignirent et le bruit des bombes s'estompa. Ne restait allumé que quelques ampoules d'un attelage de rennes rose bonbon en décoration dans un jardin voisin. La frêle petite étoile entre Merak et Dubhe, après plusieurs hésitations comme des roulements de tambour s'arrêta elle aussi de luire, Astra l’Etoile avait déménagé pour de vrai dans mon cœur et ceux de Papa et Maman en messagère de la paix dans la ville bombardée. |
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Jazz, torréfactionDécidément le jazz torréfié à 1000 mètres tel un bon café lui donne la saveur exquise de l'évasion. A peine le fard du discours de bienvenue éteint que celui assis devant ses tambours commence à battre la crème en tournant son fouet sur la caisse claire. Le pianiste qui lui tourne le dos boude un peu, le temps de plaquer un accord tacite. Avant que ses doigts ne culbutent sur les marches du clavier et s'enlisent dans la barbe-à-papa. Le vieux manège s’embraye et les chevaux de bois hoquettent doucement sur leur barre de pole dance. Mais le batteur, un peu magicien un peu plombier transforme ses fouets en balais de cabinet et se met à frotter ses cymbales. Le pianiste décrète que si le piano avait une queue, il pouvait avoir un corps et une bouche avec de belles dents blanches mais aussi quelques dents cariées dont il était urgent de s’occuper maintenant. Les instruments ripolinés laissent alors briller des notes qui s'élèvent comme un lever de soleil. On marche sur le sable, les crabes s'écartent sous les pas. Ça sent l’iode et la marée monte. Depuis que le batteur s’est équipé de baguettes et qu’il cravache sur ses tambours, on entend clairement des chevaux galoper et puis le piano s’est transformé en locomotive. Un spectateur en chaise roulante assis au premier rang ferme les yeux, il retrouve ses jambes et s’évade de son carcan. Dans un grandiose panorama de western, il entend siffler le train et les cliquetis ferreux des wagons sur les rails, assis sur sa monture il attend le signal de John Wayne. Les chevaux piaffent, de leur bouche mousse une écume. Mais le piano tombe en panne, le signal ne sera pas donné. Le piano avance maintenant juste à la force des pédales par de petit à-coups poussifs. Le pianiste se plie dans son châssis comme on le fait sous le capot d’une voiture, il vérifie les niveaux. suite... D'après le son qu’il tire des cordes, c’est un problème d’étouffoir; rien de grave, mais pour préserver son instrument le pianiste écoule des notes lentes, il marchande le sable; bonne nuit les petits. Le batteur s’endort, reste inerte. Un spectateur baisse ses paupières alanguies par l’intimité mélodique. Puis quand le public semble suffisamment rassasié de quiétude, le pianiste plante brusquement ses majeurs en équerre dans le clavier, des notes aiguës et gaies s’envolent dans des bulles de bandes-dessinées. Le batteur appert à nouveau. Pas trop réveillé, il tape partout de ses baguettes sauf sur les peaux de ses tambours. S'ensuit une séquence qui ressemble à un lundi matin quand le boulot reprend. Enfin dans son pouvoir, la musique évoque une ambiance d’hôpital ou tout devient grave et plein d’espérance à la fois. C’en est trop pour une auditrice, une infirmière sans doute, qui quitte la salle. Alors à son chevet, le batteur sort un archet et fait vibrer doucement le rebord de sa cymbale comme un remède. L'infirmière revient sur ses pas d’autant que le pianiste de façon spectaculaire lance son piano dans une fresque musicale revigorante. L’harmonie mais plutôt l'entente entre les deux musiciens est parfaite. Ensemble il projettent un tag lumineux dans les couloirs de la gare, dans les souterrains nauséeux, sur les murs des autoroutes. A la station de péage, c’est au tour du batteur de s’engager dans un solo. Au lieu de s’ébattre dans une longue et tonitruante envolée d’été, il choisit toute la langueur de l’automne, les feuilles mortes tourbillonnantes. De ses fouets, il bat doucement la peau crème de la caisse claire; avec tant de virtuosité qu’un morceau de jazz torréfié à 1000 mètres laisse s'évader toute la subtilité de ses arômes pour le plus grand bonheur des buveurs de café. |
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L’Urganettu de Sainte PoulebecDût-elle, Sainte Poulebec, incarner le profil gauche d'un visage noir au front ceint d'un bandeau blanc pour qu'un jour, un prélat presumé -car en Corse, jamais rien n'est sûr - ne s'adonne à sa béatification. À cheval sur sa légende, elle aura, cette Maure vivante, tiré à tous les canons de piété. Si bien qu'en une certaine période de disette, elle se laissa clamser près du clapier devant lequel elle avait posé un lapin. Le dernier de son élevage et, presque cru. Son sacrifice pansa le ventre vide de sa progéniture du temps que la famine tienne son siège. Par son acte de bravoure, la barbaresque aura ému tout un peuple de pèlerins venu en supplication décorer sa tombe par gerbes entières avant de s’émouvoir devant une assiette de lapin à la noix et un peu de laurier. La nature était venue par quelques bouquets sauvages d’immortelles et de myrtes vertes, par ses parfums diffus, soutenir l’odeur de sainteté qui régnait autour de la sépulture. Des ex-voto et autres plaques funéraires en marbre rose et serpentines posées cahin-caha à travers la grille laissaient présager pour la sainte d’une forte descendance qui lui rendait aujourd'hui hommage. Des mauvaises herbes qui d’habitude régalent les lapins donnaient la preuve enfin que les enfants de la mauresque s'étaient bien nourris du dernier spécimen. D’ailleurs, la grille dans son pourtour en fer forgé ne pouvait évoquer rien d’autre qu’un clapier. Un gros bougainvillier en fleurs qui bordait le cimetière laissait s'exciter entre ses anches les rayons du soleil et les à-coups d'un vent chaud. La sérénité du cimetière donnait l'envie à l'heure de la sieste de s'approprier le repos de ses résidents. Pour rejoindre le gîte depuis le parking, il faut se faufiler entre le muret du cimetière et le campanile planté là comme une fleur pétrifiée qui offre à tous les vents ses étamines tintinabulantes. Depuis la terrasse du gîte où se partage les repas en commun, on peut voir au petit matin l'île de Monte-Cristo qui baille dans son lit rose alors que le soleil se lève. Trois jeunes gens sont déjà debout. Ils préparent un gâteau sans graisse animale pour le petit déjeuner. L'excursion vers les Pozzi risque bien d'être longue, tout là-haut à 1800 m. d'altitude ce serait bien qu'il en reste pour le pique-nique. Le saucisson au sanglier et le lard blanc, les autres randonneurs se le partageront entre eux. Johannes met le gâteau au four, ses deux sœurs Julia et Lena apprêtent leur sac à dos. La veille, lors d'une excursion en forêt, ils avaient trouvé le long du sentier, au pied des arbres multi centenaires des châtaignes qui avaient constitué leur repas. Le jour d'avant ils avaient trouvé des champignons, des lactaires délicieux. Si d'autres jours, ils ne trouvent rien, ils ne mangent rien. De cette fratrie émane un sentiment étrange, qui semble avoir été marqué au fer rouge par un événement antérieur pesant. Ils ressemblent à de grands enfants, leur regard reste accroché au fond de l'œil, ils sourient sans joie. Peut-être ne sont-ils pas nés à la bonne époque ? Johannes joue avec un air de troubadour de la flûte à bec et Julia gratte de la harpe. Une sorte de harpe de voyage de la grandeur d'un ménestrel haut comme trois pommes. Lena cache sa beauté sous un visage de montreuse d'ours et un chapeau en feutre; fermée et taciturne, dans sa bulle presque somnambule. Les Pozzi sont constitués d'innombrables puits naturels qui se font et défont au fil des ans dans d'anciens lacs glaciaires qui se couvrent peu à peu d'une épaisse couche de pelouse sauvage. Tout un réseau de ruisseaux d'eau cristalline se faufile sur sa surface verte et spongieuse. Dans ce splendide décor, quelques chevaux au galop ne manquent pas de faire tomber en pâmoison les amateurs de photos. Et pour ceux qui préfèrent s’évanouir devant les clichés pastoraux, il n'y a qu'à faire deux pas pour découvrir la bergerie, son troupeau, son berger corse à deux pattes et son berger corse à quatre pattes. suite... La cuisine cachée sous un toit de pierre, à l’abri du vent mais pas de l’odeur de fumée, est sombre et d’une brutale rusticité. Jean-Michel, le berger à deux pattes prépare du thé sur la grille de la cheminée, sort un Brocciu bien affiné et un reste de saucisson. A force de vivre avec son troupeau, il a attrapé une barbe et une chevelure épaisse, blanche et laineuse. Julia plaisante : “J’aimerai me tricoter un pull avec ta barbe”. Une sorte de complicité s'installe entre eux. Il explique sa vie difficile à l’alpage, ces jours entiers seul avec son troupeau et son chien, ces soirées de tempête ou tout craque alentour, cette vie d'enchaîné où chaque maillon qu'il soit de fer, qu'il soit de verre, de végétal ou d'animal a son importance. Cette vie qui tient de la survie. Elle raconte ses vacances, son mode de vie proche du véganisme, pourquoi sa fratrie avait choisi la Corse comme destination de vacances et surtout pourquoi elle l'avait entrepris. ”Lena n’allait pas très bien, elle a tenté de mettre fin à ses jours, il y a quelques semaines”. Jean-Michel ne comprend pas très bien, il secoue sa barbe et ses cheveux de laine, il réunit en corolle les doigts de sa main calleuse, son pouce incrusté d’un ongle noir présenté commme un point sur un i, il balance un geste du poignet à l'italienne puis il répond avant d'avaler sa rondelle de saucisson : “Quand on culpabilise de manger un peu de miel on peut bien culpabiliser de vivre”. On entend à travers le carreau un air d’accordéon. C’est Lena qui a découvert un urganettu, un vieil instrument couvert de poussière. Elle joue un petit morceau sans génie, sans accroc, sans fausse note. Elle semble en être fière mais ne sourit pas. Elle se met à parler de façon si hachée qu’on dirait une langue étrangère : "Je connais pas cet instrument, je suis pas musicienne et j'ai joué cela". Elle appuie l’urganettu sur sa poitrine, le soufflet en cuir de l’instrument bat du même cœur. Elle pèse ses doigts avec vigueur sur les boutons en corne de bouc qui jouent du même corps. Elle bat le rythme avec son pied sur le sol qui convulse aussi son ventre de la même matrice. Johannes applaudit comme un chat; sans bruit. Julia tord plusieurs fois sa bouche en signe d'encouragement. Quant à Jean-Michel, il est surtout content que réapparaisse son instrument perdu. Il profite d'ailleurs de l'attention pour demander un coup de main, il faut aller chercher des troncs de bois de feu pour la saison prochaine. "Prend-le" a dit Jean-Michel à Lena en désignant l’urganettu au moment des adieux. Puis il faut redescendre en passant par le chemin des arbres tortueux, spiralés à force de vent et ensuite la forêt des arbres géants aux troncs creux et enfin celui des arbres moussus habités par d'incomestibles lutins. Puis, demain, ce sera le jour du retour vers les tristes bosquets du continent. Équipée de leur baluchon, sa harpe, sa flûte et de son urganettu, la fratrie passe une dernière fois par le cimetière, Lena remarque le bouquet d'immortelles qui pousse dans le clapier de Sainte Poulebec. Elle outrepasse la grille pour les cueillir en souvenir. Elle en profite pour débarrasser les fleurs fanées et redresser les ex-voto. A vrai dire, l’un deux cachait "Tous" une partie du texte gravé sur le marbre de la sépulture. On peut lire clairement cette fois : Toussainte Poulebec. En Corse décidément rien n'est jamais sûr. Toussainte Poulebec devait sa tombe fleurie à sa notoriété. Elle fût maire du village, engagée dans beaucoup d'associations régionales. Elle s'était illustrée à plusieurs reprises dans des combats pour la défense du patrimoine et réussi à confondre des promoteurs immobiliers du milieu à côté de la loi. Lena qui, de sa vie n'avait jamais mangé de lapin, venait sans s'en rendre compte de désacraliser une sainte et sa légende Elle s'en alla. Mais rassasiée de sa maigre résurgence sur les Pozzi, elle revint sur ses pas et, pour l'éternité elle posa l’urganettu devant la tombe comme Madame Poulebec l'eût fait d'un lapin cru pour sauver ses enfants si d'aventure un prélat corse avait bien voulu la sanctifier. |
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Les IncontinentsRaconter cette histoire ? Vous savez comment sont les gens; ils n'ont de compassion qu'à leur propre malheur, pour le reste, ils sont sans égards quand ils vous regardent, peu regardants quand ils vous voient, aveugles quand vous les croisez le regard toisé. C'est pourtant une histoire banale, d'amour sans doute qui se passe dans un pays latin au comble de l'été dans une ville philosophale ou le caillou a été transformé en pierre et la pierre en dentelles. Les gens se réjouissent; ceux qui ont reconnu Salamanque, la Rúa Mayor pavée de dalles de pierres ferrugineuses de "Villamayor" qui lui confère son aspect doré puis l'étrange Casa de las Conchas avec ses murs parés d'une multitude de prises aux formes de coquilles Saint-Jacques comme si de gothiques architectes, en précurseurs avaient voulu édifier un mur d'escalade. Les gens, ceux qui connaissent moins l'Espagne et qui n'ont jamais visité cette ville s'étonnent : quoi c'est tout, il n'y a pas de palais, pas d'église ? Il faut alors rassurer ces mécréants, cette ville est si riche que l'on ne fait pas deux pas sans passer devant un couvent, une église, l'un des nombreux édifices de l'université ou d'autres cailloux remarquables. Et comme il y a deux testaments, il y a deux cathédrales, l'ancienne et la nouvelle. Il y a également deux Salamanque, celle du matin, dorée et appétissante comme un poulet grillé, et celle du soir où la pierre qui s'éclaircit sent le renard et où les contrastes se font plus francs pour finir avec cette vue envoûtante depuis le pont romain quand le soleil se couche et que la ville se toise dans le rio Tormes. Mais où veut-il en venir ? se demandent les gens. C'est une agence de voyage qui a commandité ce texte ? On ne parle pas de la Plaza Mayor ? ce chef-d'œuvre d'harmonie avec son pourtour agrémenté de galeries d'arcs en plein centre et ses 186 médaillons sculptés à l'effigie de personnages célèbres. Cette fois, ils ont raison les gens, d'autant que le début de l'histoire se déroule sur cette place à la table de l'une des nombreuses terrasses. En effet, juste en dessous du portrait en médaillon de Cervantès, une famille se bat contre ses propres moulins. Leurs lances faites d'une langue à la mélodie absente qui doit venir du nord, qui s'échappe de petites bouches sans lèvres et qui usent leur tranchant contre le vent chaud et sensuel du palabre castillan. Dans cette ville de tous les siècles, la plus âgée des sœurs n'en possède qu'un quart peut-être, mais en tient la beauté sèche. Elle porte avec élégance une robe de tulle noire. Ses cheveux blonds flottent sur sa nuque, puis mêlés à quelques dentelles débordent sur l'épine de son dos. Sa sœur du même âge environ, assise en face, pourrait être prise pour sa jumelle si sur son cou n'était assis un si petit visage. Elle porte, croché entre ses oreilles un étrange chapelet de coquillages. Ses ongles sont sertis de faux, de crochets vernis bleu ciel, chamarrés de chats marrants, de petits chats marrons. Comme une enfant. Régulièrement, elle prend l'avant-bras de son père assis à côté d'elle et le tient longuement comme un aveugle se cramponne à sa canne, les gens diraient comme une éperdue à son amant. Cela leur donnent-ils raison mais on peut noter une forme de provocation; sa toilette, rivale, est presque identique à celle de sa mère à la nuance près que sur la robe de celle-ci est imprimé de gros points noirs de la taille d'un deuil, du moins d'un signe de renoncement. De la soirée, la mère ne se sera débarrassée d'une sorte de béatitude, -réminiscence de ses héroïques années hippies- n'intervenant que par des slogans sporadiques dans la discussion. Dans cette famille à la communication compliquée, le père tient le rôle d'antenne. Il parle peu, mais tous les échanges transitent par le mât bien droit qu'il représente, le dos à la verticale. Même quand il mange, il semble être occupé à taper à la machine à écrire. De temps en temps, il actionne la manette du retour chariot en le suivant du regard dans un "tzing-tzing" imaginaire qui le rassure. Il est là parce qu'il avait promis à ses filles des vacances, mais il a peur de tout. La famille finit son poulpe. Sous le clair de lune menteuse comme à son habitude, les sœurs donnent libre quartier à leurs habituelles querelles entre les retour-chariot de leur père et le "peace and love" tatoué dans les entrailles de leur mère. Entre les filles, la mésentente se diffuse jusque dans le prolongement des gestes. Tandis qu'avec l'auriculaire, l'ainée se caresse avec grâce le bas du menton, la cadette avec le même doigt lèche la sauce de son assiette. Buvant du vin, pendant que la première porte à ses lèvres un calice, l'autre, son petit visage déformé par l'effet loupe du verre rempli, suscite comme dans un film, l'épouvante. Le film continue quand elle tente d'enfiler dans sa bouche de gigantesques feuilles de salade qui semblent vivantes lui croquer la tête toute entière. Puis l'aînée invoquant un besoin pressant se lève sans se précipiter. De ses yeux ronds, elle lorgne en coin sa famille et disparaît au petit coin. N'en reviendra plus. Mais pourquoi ? L’histoire ne peut pas se terminer ainsi disent les gens. Qu’on nous raconte la suite ! En ouvrant la porte du couloir étroit qui mène aux toilettes, elle avait bousculé un homme penché sous l'évier en train de glisser discrètement dans la poubelle un petit paquet enroulé. suite... Elle appréhenda avec le sourire ce geste si souvent répété par toutes les femmes chaque mois. Elle s'excusa vaguement, puis après s'être lavé les mains et rafraîchit le visage, elle descendit le petit escalier qui mène sur la terrasse. Sur le pas de porte, un coup d'œil furtif lui révéla dans leur posture coutumière, sa sœur et ses parents soulagés de son absence. Indignée mais par surprise, elle s'enfuit, se heurta à une chaise à la hauteur du médaillon de général Franco, se releva, pointa en manifestant sa douleur, un doigt d'honneur au caudillo puis s'effaça de la Plaza Mayor. Erra jusqu'à un banc public perdu dans la pénombre d'un caroubier, s'assit reniflant le moral tombé dans ses chaussettes. Quelques instants après, elle observa un groupe d'amis déambulant joyeusement dans la largeur de la rue. Elle reconnut parmi eux, l'homme bousculé aux toilettes. Puis, alors qu'elle s’en retournait à ses pensées obscures, elle sentit une ombre voûtée lui couvrir le visage; la statue d'Adares le poète érigée à deux pas était en train de lui voler pour cause d'inspiration tout le tourment qu'elle portait en elle. Le groupe d'amis se rapprocha. Par des gestes et des bribes de mots, elle reconnut les prémices d’une dispute. En apartheid, l'homme et celle qui devait être sa femme parlaient d’autant plus vivement que se formait sur l'entrejambe de l'homme une auréole grandissante. La femme détourna son regard puis la tête puis son corps entier s'enfuit comme une ombre aspirée rejoindre l'autre couple parti devant. Elle avait trop honte. Que vont dire les gens ? Les gens ? Il y en avait partout dans la rue. L'homme s'avança de quelques mètres, se fixa au-dessus d'une bouche d'égout placée devant la statue d'Adares. Même à force de contorsion, ses mains, ses cuisses, ses genoux, sa vessie réunis dans une gymnatique invraisemblable à la hauteur de l'aine, il ne parvenait plus à se retenir. Son envie fût de pleurer, il ne fît que pisser. Abandonné. Les gens, ceux qui avaient des épaules les haussèrent, ceux qui avaient des yeux les baissèrent, ceux qui étaient comme il faut n'usèrent pas de leur talent, de ceux qui étaient habités de compassion il n'y eut guère qu'une femme; sa propre femme qui était revenue en courant. Elle l'entoura de ses bras et de sa bienveillance. Il posa sa tête sur sa poitrine. -Ça va aller chéri. Soit patient, l'opération a eu lieu, il y a trois semaines seulement. Elle l'essora plus qu'elle ne serra encore avec une tendresse aussi chaude que le flot qui coulait le long de ses jambes et qui finissait dans l'égout avec tout ce que les gens pouvaient bien penser. Et ils se mirent à rire, enlacés, là, sous le regard vouté du poète Adares et celui incrédule d'une jeune femme à l'accent du nord. Après cette scène, la jeune femme quitte son banc et rentre à l'hôtel. Le long du chemin elle pense à cette femme qui avait surmonté sa honte, et qui si, elle ne l'avait pas fait, aurait dû assumer ensuite les affres de son doute auprès de son mari; avec des mots. Que s'il y avait une leçon à tirer de tout cela, c'est qu'il valait mieux prendre les devants plutôt que subir. Comprend que ses parents avaient, avec leur filles fait du mieux qu'ils le pouvaient avec des règles improvisées au fur et à mesure qu'elles grandissaient. Que des codes se sont instillés par incontinence à l'insu même des parents depuis la plus tendre enfance. Que si les choses devaient changer, il faudrait qu'elle charge sur son dos, non plus le fardeau familial, mais un baluchon plein de ce que lui était propre, un baluchon noué dans ce qu'elle pouvait apporter de neuf comme un.e inconnu.e vient vous rendre visite. Le lendemain, elle retrouve sa sœur et ses parents à l'heure du repas. Elle propose un jeu. -Faisons comme si on ne se connaissait pas, que l'on se rencontrait pour la première fois. Elle a mis un rouge à lèvre vif débordant de ses lippes. Avec sa nouvelle bouche, elle s'amuse à imiter le castillan, le roulement du jota espagnol en se raclant la gorge de façon sérieuse et distinguée. Le père se fend d'un sourire amusé, le retour-chariot de sa machine dérape, il prend deux cuillères en guise de castagnettes et se met à en jouer. La mère met un crayon dans son chignon, se lève, entame quelques pas de danse. La cadette à son tour se met à danser. Leurs robes mélangées tourbillonnent dans un flamenco improvisé. Les gens, certains trouvent ce happy-end grotesque, d'autres s'émeuvent sans oser le montrer. Mais c'est bien cela qu'il fallait, au-moins pour ce soir. Le père en se levant, se tord les reins, le mât est cassé, il n'y a plus besoin d'antenne. L'une fait des grimaces, l'autre dessine au rouge à lèvres le symbole "peace and love" sur la table. Et les gens eux-aussi ont envie de s'amuser. Ceux qui sont là, ceux qui lisent se mettent à rigoler parce que ça fait du bien. Ils rient, ils rient tous. Ils rient à pisser aux culottes. |
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Pierre qui rouleEn contrebas, le lac fait le grand écart, les jambes arc-boutées sur les Quatre-cantons. Usant de ses charmes sous une fine lingerie de stratus, celle qui porte en jarretière le midi s'ébat dans les impudiques soubresauts de l'hiver. Les pensées pendues aux jarretelles du printemps, je m'émeus de l'enfeuillement, du rhabillage précipité de la nature gênée des mois de dénuement. Olivia va devant. La sente, comme on dit pour les petits chemins nous mène dans une épaisse forêt où les odeurs lourdes de poix se résignent aux essences légères de l'humus. C'est à ce moment-là, que déboule comme un blaireau en rut, un caillou de la taiĺle d'une boule de bowling. De n'être point son genre m'épargne le statut de blairelle et de peu, un orteil. Il fend la sente, avale la pente, bouffe la côte et pète le plan. On entend le caillou, dans un fracas feutré, godiller dans la fougère et se jouer des souches sans amasser de mousse. Olivia va devant. D'ailleurs dans cette histoire, tout a commencé comme ça; Olivia devant. Je n'ai rien pu dire. En trois quatre elle a dégoté une chambre à l'alpage et en quatre cinq nous étions aux bois avec un pique-nique dans un panier neuf. D'après elle, je vis trop statiquement, je jaunis à passer tout mon temps devant l'ordinateur. Et que, rien ne vaut mieux pour la santé et le moral qu'une balade de santé et une leçon de morale. C'est ainsi que je me retrouve en montagne à faire le plumitif en plein cœur des cantons primitifs. Ici, tout concorde à la composition de carte postale, les gens eux-mêmes participent à la qualité de l'image par leur staticité. Comme pour faire allégeance au paysage, éviter l'effet de flou aux photographes, les autochtones ont la capacité surprenante d'arrêter tout mouvement entre les phases d'une même action. Et quand ils s'asseyent sur un banc, plus rien ne bouge que sporadiquement leurs mâchoires. suite... Face à cette étrange attribut, je fais figure de bâton de dynamite, rien à voir avec cet être pétrifié et jaunâtre à qui fait allusion Olivia par là-devant. En longeant la sente serpentine qui plonge, abrupte, vers le lac, nous découvrons quelques jolis points de vue. Nous décidons d'un halte dînatoire sur un replat, dans le clair obscur une clairière bordée d'arbres séculaires. Nous déballons notre pique-nique et emballons de moutarde nos cervelas garantis purs Waldstätten. Nous déballons aussi un peu de conversation, par bribes -t'as vu ceci, c'est beau cela- que nous emballons dans l'éternité de nos souvenirs. Un couple qui dure est fait de moments tendres. Au moment de s'en aller, je m'aperçois qu'Olivia s'était assise sur le caillou pour manger. Il avait, dans sa dégringolade, perdu de la vitesse sur le replat et s'était fait piéger par les racines tentaculaires d'un vieux tronc. Sacré caillou, il se sera servi des fesses d'Olivia pour tester ma jalousie, il aura voulu m'écraser. Certes, il aura voulu m'humilier, mais il aura aussi voulu d'une vie nouvelle, repartir à zéro, se débarrasser de toute la mousse de son histoire et ses attaches contraignantes. Il aura voulu être libre. Il me fait penser à notre monde, qui va trop vite et qui ne prend plus le temps de pause ni de pose. Qui ne laisse, entre l'action qu'il réalise et l'action réalisée, plus le temps aux photographes d'ajuster leur objectif; l'image restitue un flou posé par la conscience de la portée de ses actes. Avant de quitter les lieux, j'amasse un peu de mousse, tendre, humide qui laisse s'exhaler en tapis sur mes paumes tout le mycélium des sous-bois. Comme quelqu'un qui rend à César ce qui lui appartient, je coiffe le caillou de cet apparat végétal. Dans un instant de vague recueillement, je pense à notre monde, j'aspire à son printemps, à sa transfiguration. Olivia est partie devant. |
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L'OmniscienteJ'étais bouche bée, séduit, transis d'envoûtement sans même plus redouter qu'on osât me dire : " Tu n'as pas honte ? Elle pourrait être ta fille ? ". Mais les autres femmes cachaient leur soi-disant pudeur dans de futiles palabres, les paupières basses et yeux fermés sur les aises que prend le monde pour tourner. Les hommes, qui pour la plupart dès leur enfance avaient appris à parler avec un bâton entre les jambes se taisaient, étaient prêts à tous les parjures, à tous les pardons pourvu que leur ventre restât libre et qu'un jour leur orgueil y trouvât comptoir. La rivière noire et agitée de sa chevelure tombait sur sa nuque laissant quelques remous s'étioler sur sa robe à fleurs. Cette même robe à fleurs qui laissait s'entrevoir devant le besoin d'une phrase à trouver le souffle d'une nouvelle intonation la forme en virgule d'une cuisse. Si d'aventure la ponctuation paraissait encore imprécise, elle se servait d'un battement de cils pour mettre les derniers points sur les i. Cependant sa véritable beauté venait de sa bouche. Non pas du pulpe de ses lèvres peintes effrontément, non pas de ses commissures si bien dessinées qui se gonflaient de salive dans le flux des paroles mais dans la troublante assurance des mots qui s'en libéraient. Chacune de ses interventions était un jaillissement d'irréfutable, un essaim de concepts capable de foutre les abeilles et faire taire le bourdonnement de ceux qui s'activaient à la réplique. Elle affirmait et confirmait ce qu'elle avait affirmé puisant ses suite... ressources dans l'inégale maturité de la post-adolescence là où les jeunes femmes brandissent tout l'éclat d'un flambeau alors que les jeunes hommes ne se préoccupent que d'un rondin à charrier. Elle empilait des idées chocs. Elle entrecoupait sa gestuelle offensive d'un long collage de mains sur la table qui, s'il perdurait collait aussi les miquettes. Quand des mots perdus ou pas encore morts comme rébellion, comme dénoncement ne suffisaient plus, elle les achevait à coup d'anglicismes ou les brouillait de "strong ideas" à en remplir le petit Larousse et le grand Robert. A un moment donné, vers la fin du repas de sa bouche sortit un terme suffisamment savant pour que personne n'en connaisse le sens. L'omnisciente maîtresse du jeu avait prononcé, d'après elle, le mot qui suffisait et qui résumait à lui seul la teneur de la soirée. Qui tenait le monde. Qui signifiât la partie terminée. J'étais bouche bée, séduit, transis d'envoûtement. Je venais de comprendre que cela ne pesait rien. Tout ce temps passé par l'être humain à remplir sa besace d'âge, d'expérience, de folie ou de raison, tout le poids des idées, de rhétoriques brillantes et celles lamentables, de la collecte plusieurs fois millénaires de mots tout le poids de l'universalité, la manière qu'il faut pour l'appréhender; tout cela pèse bien peu car crochée au fléau de la balance, une ride est en train de naître sur le visage d'une jeune femme. |
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L'Oeuvre 47°06 N 6°49 ELes nobles d'ici ne sont ni marquis ni comtesses, ce sont des gens aux bonheurs simples. Ils sont intègres et accueillants. Chaque année je reviens visiter leur salon, une ville blanche dans un coin de terre que le soleil assèche. Je m'installe au Residencial Camões dans une petite rue qui tombe. Je sais qu'elle m'attend. Toujours debout, vaillante même. Posée exactement où je l'avais abandonnée l'année précédente entre quelques ouvrages en langue portugaise et un amas de prospectus touristiques écornés faisant l'inventaire impressionnant des piscines fluviales de la région et du meilleur cabri au four, l'œuvre se tient. Je la soupèse de la main et évalue son épaisseur dans l'espoir secret que les chapitres déjà lus lui ait tenu lieu de régime amaigrissant. Rien ! Lui reste toujours sept-cents cinquante-six pages d'écriture pleine et le poids d'un pavé. Je lui essuie la tranche avec un soupir, elle exhale en réponse une bouffée d'encre acre. Je l'expédie d'un revers du poignet vers mes bagages et s'aplatit d'une volte sur ma serviette de bain. Je ne sais toujours pas si ce geste aura tout déclenché par effet papillon. Quoiqu'il en soit, j'ai vu clairement à ce moment-là l'oeuvre se convulser et me jurer tout un nouveau réseau d'intrigues. Il faut alors s'astreindre aux formalités de l'enregistrement. Je sors mon passeport. Bom dia, Senhor. Je m'installe au patio J'hésite à reprendre la lecture, je redoute, au fond de moi-même, le pire, une tragédie. Je fixe du regard sa couverture blême. De sang bleu même, dissout par le soleil de l'après-midi à travers la vitrine du hall d'entrée de la résidence. Au fil du temps s'est estompée la calligraphie de son titre qui fait penser - je ne l'avais jamais remarqué- à je ne sais quel frontispice de bande-dessinée d'aventures. Cette révélation excite mon imagination. Et puis, que sont devenus la comtesse Santa Barbara et le père Dinis ? Et le candide João, orphelin jusqu'ici ? En guise de marque page, j'avais utilisé l'année précédente, un reçu du supermarché Continente. Il est inséré entre la page septante-quatre et la suivante. Il indique aussi que j'avais acheté ce jour-là, un melon, un paquet de chips et un pack de bière Sagres, le tout pour 7 euro 80, le 20.07.2022. Le marque pages ne sépare pas clairement deux chapitres, j'avais dû l'encarter à la hâte déjà parti ou perdu loin dans une autre histoire. Action ? Ne me souviens plus très bien du lien entre les personnages, décide d'une rapide rétrospective. Relecture succincte du premier chapitre. Ça me revient. Retourne à la page septante-quatre. Après trois paragraphes, nette impression de déjà lu. Chapitre suivant. Idem. Saut d'une trentaine de pages. La comtesse de Santa Barbara se retrouve au couvent. Je le savais déjà, pourquoi ? Reviens en arrière. Ah, ici, quelques paragraphes inédits. Non, il y une miette de chips collée sur la marge, je suis forcément passé par-là. Ici peut-être ? Nenni. Que la servante du compte fut sa maîtresse, c'est de notoriété. Je n'avance plus, relis ce que j'avais relu. Je piétine. Il y a plein de lignes pleines de mots partout qui s'évaporent. Les personnages pensent avec un confessionnal sur les épaules et parlent avec un calice dans les mains. Quand ils ne sont pas dévots, ils sont pénitents et quand ils ne sont pas pénitents, ils sont démons, damnés à l'âme fangeuse. L'odeur de l'encens a remplacé celle de l'encre. J'en serais déjà ivre si le style était moins austère et le rythme avait l'attrait d'une calèche tirée par un cheval ergotant. Action ? L'œuvre y est allergique, mais de légers picotements me rongent la peau à présent, la contagion a commencé. Indolence face à l'action, l'oeuvre ne fait que consigner une histoire -ah oui, j'apprends que le marquis de Montezelos a également fait cloitrer sa fille- comme un archiviste classe un dossier, qu'un géomètre délimite une parcelle de terrain. Dans un monde qui tourne à la vitesse d'un cheval fouetté à la cravache, l'œuvre reste assise, pépère sur sa borne. L'œuvre reste immobile, l'actualité seule se déplace -la violence faite aux femmes- et certains passages deviennent embarrassants. Je vous le dis, la comtesse de Santa Barbara était séquestrée, battue, humiliée par son mari ! Celui-ci est pourtant majestueusement qualifié de "tigre" dans l'œuvre à plusieurs reprises. suite... Admis. Si classique et répandu dans les ouvrages romanesques, le thème de la séquestration et de la privation que leur pratique est devenue tolérable aux yeux du lecteur voire même marque d'apparat; du moins tant que le bourreau prospère encore sous l'étiquette de gentilhomme. Mon cerveau commence à cogiter, l'œuvre fait son effet. Je ne lis plus. La métaphore de l'enfermement, bon Dieu ? Comment le mariage peut-il ressembler à autre chose qu'une prison quand à seize ou dix-huit ans on jure devant la Toute Omniscience d'enfiler à jamais les menottes de la fidélité et qu'on perd les clés dans les poches cousues de l'Inquisition. Dans quelles cages doit-on croupir lorsque l'union est forcée? Dans quelle geôle doit-on languir que, si on avait la chance d'aimer, les premières années de passion s'effacent comme un titre de roman laissé au soleil ? Quelques rafales de vent balayent le patio et compulsent l'œuvre que j' étreins mollement, les pages s'affolent. Mes pensées sont ailleurs. Le drame quitte l'œuvre et vient s'immiscer dans mon corps, le mal a changé de nature. Une bourrasque emporte ma casquette. Vers 21h, je reviens au patio pour manger, le vent s'est calmé. J'ai pris mon livre, il faut souvent attendre. A la télé, le Benfica est en train de ramasser un goal. Je n'ai pas très faim. Je me sens oppressé, presque hanté, quelque chose va arriver c'est sûr, j'ai envie de rentrer chez moi, revoir ma ville. J'ai passé l'après-midi à visiter Castelo de Vide et ses rues fleuries. En haut de la rue Maria de Cima, je suis pris de vertige, ce couloir est étroit et abrupt. Il me semble entendre résonner en écho tous les non-dits de l'œuvre. Elle m'emmène dans un indicible tourbillon. Les maisons sont étroites et marquées si ostensiblement de leurs numéros qu'on pense voir son âge défiler, quarante-huit, quarante-six, quarante-quatre et en face quarante-trois, quarante et un, trente-neuf. Tout cela va très vite car la rue se prend pour une cascade. Le pavement lustré par les siècles brille comme les vaguelettes d'une rivière, un air chaud s'infiltre par saccades. Cela me donne le tournis. Des fenêtres se referment et claquent sous mon passage. Une vierge noire en robe rouge traverse furtivement la rue, elle laisse derrière elle des effluves de musc. Du linge pendu comme les voiles bat sur le mât d'une caravelle. Des mouettes de leur vol ramé reviennent de l'horizon. Henri le Navigateur brandit une croix. Une cage clouée sur le pont dissimule une forme humaine. Des ombres, des agents de contrebande passent leurs ballots entre le bien et le mal. Un casque à pointe renversée sert de pot pour du laurier, une croix de David est gravée dans la dalle. La rue se resserre encore. Des plantes, des immortelles, des pots de verveines emmêlent leurs senteurs. Je suis déjà au numéro vingt-deux. Il fait de plus en plus chaud. Une femme avec des bracelets en bois disparaît derrière une porte. J'entends des gémissements, on crie "salope", on crie "mon tigre". La femme aux bracelets réapparaît brièvement avec de grosses lunettes de soleil. Elle se tient le visage, me fixe brièvement puis s'éclipse. Dix-neuf, dix-huit, dix-sept. Un comte passe. Des sanglots, un air de fado. Je me sens rétrécir. Ainsi qu'une paire de jambes qui se referme, la venelle se resserre encore. Machinalement je renifle mes doigts ou s'est déposée l'odeur vitale et organique qu'on découvre à ses premiers amours. Dix, neuf, huit. Des carreaux d'azulejos se décollent des façades et la stridulation des criquets cache le pleur d'un orphelin. Je suffoque. Du sang. Trois, deux, un. Des tuiles tombent du toit. Deux bougainvilliers plantés comme une vulve de chaque côté de la ruelle et des arbres déracinés obstruent le passage. Les éléments m’éraflent de toutes parts. Un puissant courant tourbillonnaire se visse dans le nombril d'une ville. Zéro. Le Benfica a égalisé. La télé passe les nouvelles internationales. Les images viennent de Suisse qui montrent un ouragan dévaster une ville. Interdit, j'insère sans m'en rendre compte, un cure-dent à la page septante-quatre. Cela se passe à La Chaux-de-Fonds, ma ville natale. Quelle œuvre dans les aubes de sa tentaculaire hélice est en train de la séquestrer, de la broyer, de l'anéantir. |
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