La
Dame aux fous
Mais
quelle envie avais-je de marcher ? Quelle envie avais-je à m’arracher
de ce transat à boire les vitamines D que le soleil versait
généreusement ?
Quelle envie avais-je de quitter ce jour débutant, si bien commencé,
qui ne
pourrait plus que se dérégler ?
En
découvrant le véhicule qui doit nous amener à la levada, je crains le
pire; une camionnette de poissonnier aménagée avec des banquettes où
est écrit
en gras et en gros ‘Livraison de thon’. Même Raquel, qui n'a rien
d'un
tel poisson, hésite un instant à y grimper.
Puis
pédibus, les premiers kilomètres traversent des villages
surplombant l'océan, on longe des potagers et des jardins garni de
mandariniers. Toujours à flanc de coteau, nous nous enfonçons dans une
admirable forêt de lauriers où le vent qui se lève livre les senteurs
du rôti
du dimanche que ma mère préparait avec cette épice. Je crois en manger.
À un
moment donné, la vue d’un rat mort gisant sur le sentier nous en
apprend
davantage sur la faune locale mais nous charge bizarrement d’un étrange
pressentiment. Oui, comme je l'avais prédit, la journée allait sans
doute se
dérégler.
A la
sortie d'un bosquet sur un contrefort escarpé, alors qu’appuyé sur
une balustrade devant une petite maison pour admirer le paysage en
terrasse, on
entend un cri de femme.
- Oh gens
! J'arrive vous donner le salut.
Une dame
sort du jardin pentu, essoufflée, avec un panier de mandarines
toutes fraîches cueillies.
Sans
qu'on lui demande rien, elle se met à
disserter sur le temps qu’il fait; elle souffre visiblement de
solitude, elle a
besoin de parler.
Raquel l’écoute vaguement
et acquiesce de temps en temps du chef. Moi, je reluque
plutôt les mandarines potelées et appétissantes. A bouffer. La dame
pose le
panier sur le rebord d'un muret. Que je ne quitte plus des yeux.
Puis
arrive cet instant, où d'avoir assez parlé de la vie en général, on
en vient à parler de sa propre vie. Mais, est-ce bien cela, est-ce bien
une vie
ce qu’elle nous raconte là ?
La dame
habite avec sa vieille mère grabataire et ses deux frères
atteints de maladie mentale.
Elle dit :
- Tout
allait bien quand ils étaient petits, puis un jour, on ne sait
pas pourquoi, quelque chose chez eux, s’est déréglé.
Puis, la
dame, en manque de confident, balance d’un seul jet toute sa
triste histoire.
Sa mère,
que les épreuves et l'âge avait molestée, qui avait toujours
sa tête mais à qui, s’il lui restait des forces ne servaient plus qu'à
ressasser dans sa tête les courts temps de bonheur auxquels elle avait
eu
droit.
Ses
frères, de passé cinquante ans, qui ne peuvent rien faire seuls,
qu'elle doit surveiller constamment jusqu'à en oublier sa propre
existence.
Sa
solitude, dans ce belvédère splendide mais retiré où il ne
passe personne d’autre que quelques touristes étrangers.
Elle dit :
- De
temps en temps, je prends la camionnette - le bus local - et vais
me changer les idées au Continente, le supermarché de la ville la plus
proche.
Sinon je deviendrai folle à mon tour, comme mes frères.
Puis
après un silence, elle déplace le panier de mandarines de quelques
centimètres, se soulage d’un gros soupire et dit encore :
- Oh,
mais j’ai eu des amoureux.
Mais que,
évidemment aucun n’est resté, car
s’ils devaient prendre sa main, ils auraient dû, en plus, gardé serrées
celles de ses frères. Et que, celui qui avait bien voulu entrer
dans sa chambre, s’était enfui quand il avait entendu le gémissement
d’un des
frères, tordu par terre, pris d'une crise d’épilepsie et qu'elle dut
courir à
moitié nue pour le coucher sur le flanc et lui tirer la langue afin
qu'il ne
s'étouffe pas.
L’amant,
avant de refermer la porte, avait vu le regard de la mère
assise juste en dessous du crucifix accroché au mur. Ce regard noir et
furieux
dans un premier temps, qui devait hurler: “Pauvre fille , traînée” ,
puis ce
regard s'était adoucit jusqu'à ce qu’il puisse y lire des marques de
reconnaissance, alors elle avait saisi l’avant-bras de sa fille avec sa
main
cagneuse et lui a caressé la joue et, misérablement, avait couiné comme
un rat,
pétrie de fatalisme : “ Ma pauvre fille".
L'histoire
est terrible, Raquel essaye de rassurer la dame, elle lui frotte
l'épaule tentant d'insuffler dans son geste tout le courage et le tonus
qu'elle
peut.
Nous
quittons la dame, cette prisonnière et sa geôle de douleurs
où la forêt de lauriers toute proche n'effacera certainement jamais
l'odeur de
rat mort que nous percevons maintenant. Quelle vie, quel renoncement !
Je n’ai
plus envie de mandarine.
Après
quelques kilomètres, nous tombons sur un petit resto de montagne,
où un vieil homme, gros et engoncé dans sa chemise est assis seul
à une
table. On le comprit plus tard, parce qu'il n’a pas arrêté de parler,
que ce
vieil homme en plus d'être engoncé dans sa chemise l'était aussi dans
sa
solitude. Il était engoncé de partout; sa casquette, son pantalon usé,
ses
chaussures à contreforts et même la soupe préparée par la
tenancière
semblait engoncée dans son tupperware rempli pour la semaine.
Il nous
fait une publicité d’enfer pour cette soupe à l’orge, que des
produits du jardin.
-
Natoural, miam miam.
C’est
vrai qu'elle est bonne, même si elle ressemble un peu à un brouet
du moyen-âge, incroyablement nourrissante mais tellement ‘natoural’.
Comme la
journée, nos estomacs allaient se dérégler bientôt. Je l'avais
bien dit !
Le vieil
homme engoncé, nous parle de son unique compagne, une Opel
Kadett de 500’000 km. Qui lui
est restée fidèle.
Il
propose de nous conduire à notre point de départ. En route, à chaque
virage au bord du précipice, propice aux haut-le-coeur, le
tupperware mal
fermé laisse échapper des effluves de soupe d’orge propice aux nausées.
Puis
soudain la vieille compagne fidèle de notre chauffeur se tait, elle
s’arrête
tout net. Il soulève le capot, ne voit rien qu’il puisse faire.
- Je suis
désolé, quelque chose s'est déréglé. Encore.
Et puis,
la casquette sur le ventre comme quand on présente des
condoléances, dans un ultime engoncement, il s’excuse de nous laisser
là.
- Marchez
5-6
kilomètres, puis
vous trouverez un village et
peut-être un bus qui vous conduira où vous voulez, dit-il en
tendant le
bras dans la direction de la route à prendre.
Je
t'avais bien dit que cette journée serait pourrie et maintenant on
doit se taper six bornes å pince sans être sûr de trouver un bus et la
nuit va
bientôt tomber. Je râle, je maugrée pendant tout le trajet. Raquel,
pour ne
plus m'entendre galope devant. Puis, elle vient vers moi, tente de me
calmer,
me prend par la ceinture et pose sa tête sur mon épaule. Tout ne va pas
si mal,
pense à la dame et à ses frères.
Raquel se
met à sourire. Et là, regarde ! Oublié dans le roc, au lieu de
découvrir une chapelle à la vierge comme on pourrait s’y attendre dans
ces
virages de montagne catholiques, elle venait de repérer, caché derrière
quelques oiseaux de paradis, un panneau bleu sur lequel était imprimé
“PARAGEM
da Senhora das Loucas”, arrêt de bus de la Dame aux fous.