PascalF Kaufmann

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La Dame aux fous

Mais quelle envie avais-je de marcher ? Quelle envie avais-je à m’arracher de ce transat à boire les vitamines D que le soleil versait généreusement ? Quelle envie avais-je de quitter ce jour débutant, si bien commencé, qui ne pourrait plus que se dérégler ?

En découvrant le véhicule qui doit nous amener à la levada, je crains le pire; une camionnette de poissonnier aménagée avec des banquettes où est écrit en gras et en gros  ‘Livraison de thon’. Même Raquel, qui n'a rien d'un tel poisson, hésite un instant à y grimper.

Puis pédibus, les premiers kilomètres traversent des villages surplombant l'océan, on longe des potagers et des jardins garni de mandariniers. Toujours à flanc de coteau, nous nous enfonçons dans une admirable forêt de lauriers où le vent qui se lève livre les senteurs du rôti du dimanche que ma mère préparait avec cette épice. Je crois en manger. À un moment donné, la vue d’un rat mort gisant sur le sentier nous en apprend davantage sur la faune locale mais nous charge bizarrement d’un étrange pressentiment. Oui, comme je l'avais prédit, la journée allait sans doute se dérégler.

A la sortie d'un bosquet sur un contrefort escarpé, alors qu’appuyé sur une balustrade devant une petite maison pour admirer le paysage en terrasse, on entend un cri de femme.

- Oh gens ! J'arrive vous donner le salut.

Une dame sort du jardin pentu, essoufflée, avec un panier de mandarines toutes fraîches cueillies.  

Sans qu'on lui demande rien, elle se met à disserter sur le temps qu’il fait; elle souffre visiblement de solitude, elle a besoin de parler.
Raquel l’écoute vaguement et acquiesce de temps en temps  du chef. Moi, je reluque plutôt les mandarines potelées et appétissantes. A bouffer. La dame pose le panier sur le rebord d'un muret. Que je ne quitte plus des yeux.

Puis arrive cet instant, où d'avoir assez parlé de la vie en général, on en vient à parler de sa propre vie. Mais, est-ce bien cela, est-ce bien une vie ce qu’elle nous raconte là ?

La dame habite avec sa vieille mère grabataire et ses deux frères atteints de maladie mentale.

Elle dit :

- Tout allait bien quand ils étaient petits, puis un jour, on ne sait pas pourquoi, quelque chose chez eux, s’est déréglé.

Puis, la dame, en manque de confident, balance d’un seul jet toute sa triste histoire.

Sa mère, que les épreuves et l'âge avait molestée, qui avait  toujours sa tête mais à qui, s’il lui restait des forces ne servaient plus qu'à ressasser dans sa tête les courts temps de bonheur auxquels elle avait eu droit.

Ses frères, de passé cinquante ans, qui ne peuvent rien faire seuls, qu'elle doit surveiller constamment jusqu'à en oublier sa propre existence.

Sa solitude, dans ce belvédère  splendide mais retiré où il ne passe personne d’autre que quelques touristes étrangers.

Elle dit :

- De temps en temps, je prends la camionnette - le bus local - et vais me changer les idées au Continente, le supermarché de la ville la plus proche. Sinon je deviendrai folle à mon tour, comme mes frères.

Puis après un silence, elle déplace le panier de mandarines de quelques centimètres, se soulage d’un gros soupire et dit encore :

- Oh, mais j’ai eu des amoureux.

Mais que, évidemment aucun n’est resté, car s’ils devaient prendre sa main, ils auraient dû, en plus, gardé serrées celles de ses frères. Et que, celui qui avait bien voulu entrer dans sa chambre, s’était enfui quand il avait entendu le gémissement d’un des frères, tordu par terre, pris d'une crise d’épilepsie et qu'elle dut courir à moitié nue pour le coucher sur le flanc et lui tirer la langue afin qu'il ne s'étouffe pas.




L’amant, avant de refermer la porte, avait vu le regard de la mère assise juste en dessous du crucifix accroché au mur. Ce regard noir et furieux dans un premier temps, qui devait hurler: “Pauvre fille , traînée” , puis ce regard s'était adoucit jusqu'à ce qu’il puisse y lire des marques de reconnaissance, alors elle avait saisi l’avant-bras de sa fille avec sa main cagneuse et lui a caressé la joue et, misérablement, avait couiné comme un rat, pétrie de fatalisme : “ Ma pauvre fille".

L'histoire est terrible, Raquel essaye de rassurer la dame, elle lui frotte l'épaule tentant d'insuffler dans son geste tout le courage et le tonus qu'elle peut.

Nous quittons la dame, cette prisonnière  et sa geôle de douleurs où la forêt de lauriers toute proche n'effacera certainement jamais l'odeur de rat mort que nous percevons maintenant. Quelle vie, quel renoncement ! Je n’ai plus envie de mandarine.

Après quelques kilomètres, nous tombons sur un petit resto de montagne, où  un vieil homme, gros et engoncé dans sa chemise est assis seul à une table. On le comprit plus tard, parce qu'il n’a pas arrêté de parler, que ce vieil homme en plus d'être engoncé dans sa chemise l'était aussi dans sa solitude. Il était engoncé de partout; sa casquette, son pantalon usé, ses chaussures à contreforts et même la soupe préparée par la  tenancière semblait engoncée dans son tupperware rempli pour la semaine.

Il nous fait une publicité d’enfer pour cette soupe à l’orge, que des produits du jardin.

-  Natoural,  miam miam.

C’est vrai qu'elle est bonne, même si elle ressemble un peu à un brouet du moyen-âge, incroyablement nourrissante mais tellement ‘natoural’.

Comme la journée, nos estomacs allaient se dérégler bientôt. Je l'avais bien dit !

Le vieil homme engoncé, nous parle de son unique compagne, une Opel Kadett de 500’000 km. Qui lui est restée fidèle.

Il propose de nous conduire à notre point de départ. En route, à chaque virage au bord du précipice,  propice aux haut-le-coeur, le tupperware mal fermé laisse échapper des effluves de soupe d’orge propice aux nausées. Puis soudain la vieille compagne fidèle de notre chauffeur se tait, elle s’arrête tout net. Il soulève le capot, ne voit rien qu’il puisse faire.

- Je suis désolé, quelque chose s'est déréglé. Encore.

Et puis, la casquette sur le ventre comme quand on présente des condoléances, dans un ultime engoncement, il s’excuse de nous laisser là.

- Marchez 5-6 kilomètres, puis vous trouverez un village et peut-être un bus qui vous  conduira où vous voulez, dit-il en tendant le bras dans la direction de la route à prendre.

Je t'avais bien dit que cette journée serait pourrie et maintenant on doit se taper six bornes å pince sans être sûr de trouver un bus et la nuit va bientôt tomber. Je râle, je maugrée pendant tout le trajet. Raquel, pour ne plus m'entendre galope devant. Puis, elle vient vers moi, tente de me calmer, me prend par la ceinture et pose sa tête sur mon épaule. Tout ne va pas si mal, pense à la dame et à ses frères.

Raquel se met à sourire. Et là, regarde ! Oublié dans le roc, au lieu de découvrir une chapelle à la vierge comme on pourrait s’y attendre dans ces virages de montagne catholiques, elle venait de repérer, caché derrière quelques oiseaux de paradis, un panneau bleu sur lequel était imprimé “PARAGEM da Senhora das Loucas”, arrêt de bus de la Dame aux fous.





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