PascalF Kaufmann




Misericordia



De dire que ses yeux étaient comme un estomac gonflé de pitance, un globe éteint purulent de sang jaune charrié par les vaisseaux des viscères,

 de dire, au souvenir d’autrefois, quand je croisais ce regard d’enfant pétillant de vie qu’une source de bonheur venait arroser semblait-il pour l'éternité,

 de dire, à l'ombre du temps passé et de quelques froncements de sourcils, la clarté de ce regard qui visitait l'avenir d’une si grande confiance et qui en ramenait d’utopiques présents,

 de dire, mais d’avouer en fait, que mes victoires furent minces, quelquefois honteuses où mes yeux armés d'une simple épée devaient combattre ceux-là enragés munis d'un sabre laser,

 de dire, que ce regard mis en scène par la colère ou l’incompréhension chargeait la pièce tantôt de rance, tantôt de déférence, d’où sortait des armoires d'innombrables cocus,



 






 de dire que la blancheur est bien le mélange de toutes les couleurs et partit pour un voyage coloré, ses yeux allumés de substance ne voyait que ce blanc,

 de dire que la noirceur est bien l'absence de couleur et, jeté par ses yeux devenait l'absence de coeur soutenable que par la seule compassion,

de dire que j'ai douté, à cet instant, en face d'une vitrine d'opticien quand j'ai vu en reflet son regard me reconnaître, se baisser et s'enfuir,

 de dire que ses yeux étaient gonflés d’avoir été trop regardant, de tout ce qu'il avait regardé et qu'il n'avait jamais pu voir hormis une légion de chimères sans queue et sans plus de tête,

 de dire qu'à force d'avoir usé tous ces regards, il n’en resterait bientôt qu'un seul. Qu'on ne peut plus offrir, qu"on ne peut pas échanger, il n'en resterait qu'un seul bientôt; celui de la pitié.


1

Point-virgule



 Fait pas chaud et, en plus je suis toujours tracassé par ce livre. La roue arrière de mon VTT frotte quelque part ; ce doit être le frein.
Et là… mon premier point-virgule, on voit bien qu'il est indispensable, déjà, après deux lignes seulement.

Le ciel est gris et la forêt trépigne, attend ses feuilles tendres de mai. Ça sent l'humide plutôt que le champignon, ça sent la tome plutôt que le printemps. J'ai froid aux mains, je rentre. De toute façon je dois amener Olivia à la gare, qui part quelques jours en vacances.

Le sentier qui descend à la source est couvert de cailloux mouillés, il est glissant, je ne parviens pas à me concentrer, je dérape, je freine à tout-va; ce livre.

Je trébuche sur une épine noire, l'arbuste se secoue comme un chien mouillé, me trempe. Je descends du vélo, je continue en poussant, je continue en pensant; qui a bien pu écrire ce livre, et son titre c'est quoi déjà ?

Près de la source, assis dans une enfonçure, abrité, croit-il, par une barrière de fougères un gros renard se baigne dans la brume naissante. Quelle belle image, enfin je ne pense plus, je m'émerveille. Assoiffé de répit, je lappe ce laps de temps fort d'apaisement . Point.
Virgule, et s'il avait la rage ? !

Vaut mieux déguerpir en douce. Tout compte fait, je préfère les écureuils.
Au pied d'un frêne, je remonte sur la selle, mais quelque chose freine. Un pneu est plat et rien pour le regonfler ; ça me pompe, ça me pompe.
Je continue à pied. Jamais, je n'arriverai à l'heure pour le train d'Olivia.










J'en étais à la page 27, je crois. C'est quand on s'égare dans ce genre de bouquin qu'on se dit : "Tiens, je devrais écrire un livre, moi aussi " et de rajouter, narquois : "Comment a-t-il pu trouver un éditeur celui-là ? " et de plus belle, pantois : " Quoi, il ose postuler que les points-virgules n'auraient plus d'intérêt en littérature, qu'ils y seraient devenus inadaptés, démodés " et encore, fâché: " Il se permet de songer à les éradiquer, ce Monsieur ".

Me souviens lorsqu' enfant, baillant aux corneilles au banc de l'église, du curé en chaire, de corbeau vêtu n'en finissant pas de côacôa, POINT VIRGULE qui a parlé par les prophètes. La magie du point-virgule; tout ce qui se dit avant, contenu par trois mots dits après.

La vie est faite de fracas, de bruits ; on laisse passer la rumeur, on attend simplement le point-virgule et là, on tend bien l'oreille, juste quelques secondes, on écoute s'écouler et on boit ces deux trois mots, cette parole qui dit tout.

J'en ai fait un art de vivre et quand Olivia m'appelle pour le souper et que je lui répond : " J'arrive tout de suite; si l'ordi. ne plante pas ", elle peut en attester.

Et, même ce renard vu près de la source dans son lit de fougères, quand on y songe, c'est bien un point virgule qui l'a rendu magnifique ; puis brusquement dangereux.

Holà, je presse le pas. Sitôt rentré je vais écrire une lettre, faire le point avec cette virgule d'écrivain. En attendant je fais le poing dans la poche de mon froc où, avec le froid se dissimule une virgule.

Je cherche le livre partout, frénétiquement.

Sur la table, un petit mot : Comme tu n'arrivais pas, je me suis débrouillée avec la voisine pour qu'elle m'amène à la gare. N'oublie pas de ranger les commis et vider le lave-vaisselle. A dans trois jours. Bisous.
 PS: J'ai pris un livre qui traînait au salon.


3

La Cloison


 Voici ce qui s'est passé dans l'après-midi du jeudi avant Pâques à six heures et quelques minutes.
Maria sort par la petite porte du cagibi à l'ouest dans l'appartement du premier étage. Elle n'a rien trouvé, elle a fouillé partout. Elle veut sortir mais la porte qui sépare l'appartement du hall d'entrée semble avoir disparu. Elle pense que ce n'est pas vrai, que ce n'est pas possible. De ses poings, elle frappe le mur, mais personne ne répond, elle court à la fenêtre, il n'y a personne dans les alentours, la maison la plus proche se trouve à 200 mètres. Elle prend son téléphone, il n'y a pas de réseau, griffe quand même nerveusement son écran d'un hypothétique appel. Elle panique, ne se souvient plus de ce qu'elle était venue chercher.
Elle retourne à la fenêtre et crie, encore ; et encore elle crie.

Face à l'écho du néant, elle prend peur et cette peur lui en rappelle d'autres qui remontent du passé. Elle se laisse glisser le long du mur et se retrouve par terre les jambes écartées. Elle tente de faire le point, régénère sa poitrine à grosses bouffées d'air, cherche le calme, mais ses idées ne sont plus si claires. Rudoyés par le stress, ses cheveux deviennent gras et s'enroulent en arabesque sur le front et lui bouchent la vue ; elle ne tente aucune esquive.
La nuit tombe.

Voici ce qui s'est passé dans la journée du vendredi saint.
Maria vit un calvaire, elle a perdu tous ses repères. Tantôt lucide, spectatrice de ses égarements, tantôt croyant trouver une porte de sortie, mais elle se retrouve trahie par le juda; quand elle y pose un oeil elle y voit une âme couronnée d'épines puis l'obscur.
Machinalement, traînant les pieds, elle s'engage dans une sorte de procession faisant le tour des bibelots accumulés sur les étagères. Devant chacun d'eux, elle est traversée d'une émotion plus ou moins vive mais ne peut en situer l'origine d'aucun. Dans un pot en terre, elle découvre un trousseau de clés - ce qu'elle avait pu le chercher celui-là- mais n'y prête guère plus d'attention, derrière un livre elle déniche des billets de banque qu'elle met dans un vase en se disant qu'il faudra mettre de l'eau pour que ça pousse.
Elle termine son cortège devant le portrait de feu son mari. Elle murmure, en caressant la joue du cadre :
" Ô mon fils chéri, comme tu es beau ".
Toute la nuit elle entend marcher des araignées au plafond et le coq chanter par trois fois.

Voici ce qui s'est passé dans la journée du samedi, veille de Pâques. Maria se réveille assez en forme, mais elle se brûle sur une plaque électrique; la veille voulant se faire un café, elle l'avait enclenchée. Elle n'avait pas mis d'eau dans la casserole. Peut-être, est-ce cette brûlure qui rallume ses souvenirs; ils sont si nets.
Quand elle avait onze ans, qu'elle accompagnait sa mère à la rivière pour faire la lessive avec les autres femmes du village. Il y avait Adélaïde qui faisait rire tout le monde avec ses ragots d'entrejambes, dénués d'enjambement, sans enrobage.
Et, Horacio qui venait, comme par hasard faire abreuver ses huit chèvres. Il avait 12 ans. Elle voyait dépasser des genêts son visage coiffé d'un galurin noir qui rougissait au moindre de ses sourires.

A cet instant, l'image de ce visage est tellement précis que Maria peut en compter les taches de rousseur.
Elle se remémore toute cette époque avec tant de clarté qu'elle ne voit pas venir le crépuscule; puis là, elle recommence à voir les choses en noir.

Voici ce qui s'est passé ce triste dimanche, jour de Pâques.
Maria a faim, ouvre le frigo, il y a des oeufs durs, mais elle prend le pain sans levain posé sur le crucifix hier encore pendu à son clou, le rompt avec une fourchette et l'avale en communion avec toute sa déchéance.








 Elle reste plusieurs heures immobile devant la photo d'une rose. Au dos de la photo émane depuis des lustres, comme un baume, le seul mot d'amour que son mari ne lui ait jamais dédié. Ni maintenant, ni plus jamais elle pourra s'en parfumer.
Tout est silencieux, on entend plus rien d'autre que le chuintement d'une larme qui s'écoule sous sa paupière.

 Voici, ce qui s'est passé le lundi de Pâques au matin.
Alors qu'elle mange, triste devant son assiette - que d'ailleurs elle n'utilise pas -, les enfants des voisins viennent jouer au foot sur la place devant la maison. Ils profitent de l'absence de la proprio. qu'ils croient en vacances. Maria s'empresse vers la fenêtre pour appeler au secours. Ses lèvres semblent cousues. Elle veut lancer quelques chose pour attirer l'attention, mais tout à coup résonne un bruit de verre cassé; un des gamins a shooté le ballon dans le carreau du garage. Après un silence, il avise :
"L'premier qui poucave, j'le nique, de toute façon, va rien voir la vioque, elle est timbrée grave".
Maria ne comprend qu'un mot, mais celui-là, si lucidement que son corps entier se convulse, se bloque, se tait et s'effondre. Timbrée, c'est bien cela. Je ne suis plus qu'une enveloppe de chair timbrée au sceau de la démence où l'adresse renseigne d'un asile à deux ou à trépas.

 Voici ce qui s'est passé le mardi après Pâques peu après huit heures du matin.
Maria reste allongée dans son lit les yeux ouverts fixant le ciel. Elle n'a ni froid ni chaud pourtant ses sensations sont bien présentes. Elle entend bien les rumeurs, ce vacarme, comme si tout s'écroulait, des voix d'hommes qui braillent, des engueulades en langage de chantier.

 Peut-être que Maria rêve, elle essaye de se retourner mais son corps se crispe plutôt qu'il ne bouge. Elle peut juste allonger le bras qui retombe aussitôt. Dans sa main, elle tient agrippé un papier, celui-là même qu'elle était venue chercher le jeudi soir.
Une lettre en fait, qui commence par :
Mes chers enfants, mes amours, je sens les premiers signes, jurez-moi quand il sera temps de ne pas me laisser m'enfoncer…

Un brusque jet de lumière envahit la pièce.

 Voilà ce qui s'est passé le jeudi avant Pâques vers 17h30 de l'après-midi.
Comme l'architecte l'avait averti, le premier maçon commence à ériger la cloison entre le hall d'entrée qui doit complètement être rénové et l'appartement. Ceci devant permettre les travaux sans que la poussière ne pénètre dans le dit appartement. Le maçon en perçant le mur touche, sans s'en rendre compte, la ligne téléphonique et la rompt.
Maria arrive alors, essoufflée d'avoir monté l'escalier :
"Excusez, j'ai oublié quelque chose".
Le maçon lui recommande de se dépêcher car il a un rendez-vous important - l'apéro avec ses copains, à vrai dire - et sort fumer une clope.
Dehors, le contremaître demande au maçon numéro 1 de ranger les outils et de charger la camionnette. Il faut que tout soit en ordre pour ce long weekend de Pâques qui va durer quatre jours. Il ordonne, alors au maçon numéro 2 d'aller finir de monter la cloison.
Le maçon numéro 2 ne sait pas que Maria est en train de se perdre dans son intérieur à chercher quelque chose ; il l'oublie.
8

Gazon maudit

 On ne peut pas les recevoir comme ça, t'as même pas tondu le gazon ! Olivia est toute énervée; elle se réjouit, elle veut que  tout soit joli quand ils arriveront. Elle a arrangé  deux  pots de lauriers sauvages à l'entrée de la maison et débarrassé de leurs  feuilles mortes les géraniums. Impatients dans leurs bacs, comme à un balcon, ils sont prêts à lancer des confettis de pétales sur les invités quand ils arriveront.

 En matière de tonte de gazon,  je dois confesser de grosses lacunes. En réalité, ma fibre écolo est comme un poil dans la main, qui se redresse au bruit du moteur de la tondeuse. Puis ça pue, ça pollue. Et, ça massacre l'herbe au point d'en faire une bouillie, une choucroute dont je n'aime ni le goût ni l'odeur. Pfff, il faut aussi vider le réservoir et l'amener au compost; c'est d'un astreignant.

 Olivia est en train de préparer le repas. Avec goût, elle a déjà dressé la table qu'elle a couverte des couverts reçus à notre mariage - c’est-à-dire un vénérable assortiment - et de pétales de fleurs.

 Oui, mais si on fait les comptes, moi j'ai panossé l'escalier, récuré la cuisine, préparé le barbecue et sorti le vin. J’ai fait ma part, alors ce gazon..

 Olivia est affairée à son robot ménager. Je tente quelques stratagèmes. Le temps va se gâter, je crois ! Faut-il vraiment qu'on prenne l'apéro au jardin ?  Elle dit : "Va chercher le coupe fil chez le voisin, il est électrique en plus".

 Je jette un coup d'oeil par dessus son épaule, elle est en train de préparer le dessert. Euh, mais c'est mon dessert préféré. Aux fruits de la passion. Elle me lance son sourire, celui qui a fait qu'au lieu d'être deux nous sommes devenus un et ainsi unis pour le meilleur et le pire, comprendre qu’en réalité, cela voulait signifier pour le dessert et pour la tonte. Puis si l'engin est électrique…

 Je commence par le bord du muret recouvert de mousse où je découvre quelques fraises des bois que j'espère à l'abri de l'echinococcose, cette arme à retardement amorcée par goupil, ce rusé dont l'urine vous  bousille les reins. Et ça me pète à la gueule. Ce parfum puissant, fruité, unique. Ah, cet arôme délicat offert par cette petite fraise roturière qui, jadis a failli perdre sa naïve fraîcheur en voulant s'afficher au cou de quelques nobles.

Après plusieurs passes de coupe fil où trépasse l'herbette, je suis stoppé net par le tronc du pommier. L’air bête un peu, mais je ne me prive pas d’une pause, compte les bourgeons en pose dans leur branchage. Génial, je pourrai cet automne préparer une tarte à quatre pommes.






 Effectivement, l’engin est assez silencieux, rien à voir avec  l’infernal réveil-dimanche à moteur deux temps. Au plus, un bruit de hachoir à saucisse qui rappelle les bouchoyades à la ferme de mon enfance.

 Progressivement, je saucissonne les ares, je charcute le végétal. Le green parfait. Je boudine encore la flore quand, cette fois, c’est le prunier qui s’interpose. Quelques sauterelles se moquent, aussitôt une libellule rapplique car une mouche à merde avait tout cafardé. Stoïque, je ne pique pas la mouche, je rêve d’octobre, quand il fera tourner sa boule à miroir dans ses feuillages gavés de fruits, qu'il fera virevolter ombres et reflets,  rose et mauve ou vert d'ocre-tobre à en attraper le tournis.

 Allez au Travail ! Devenu RazL'herbette, le robot raseur, je commence à trouver un certain plaisir. Dans les zones franches d'obstacles, je peux balancer la machine à larges volées de gauche à droite et réciproquement. Je m'enivre à tailler l'ivraie, glissant sur les ray-grass, laissant derrière moi une pelouse de golfeur… avec bien plus que 18 trous.

 Maintenant, j'entends plus nettement le bruit de l'herbe qui plie sous l'élan du fil en plastique de la machine. Ça fait  mwâmm-mwâmm à droite et ça balance à grands coups, mwâmm- mwâmm à gauche. J'avance bien, il reste deux  passages peut-être. Mais, et de plus en plus fort, résonne comme un pleur. Je coupe  la machine, il n'y a plus rien d'autre que le silence.  Je réenclenche, le gémissement est bien net cette fois, il remonte en frémissement le manche du coupe fil.

 J'ai presque fini encore quelques bons coups  à droite mwânn-mwânn, à gauche,  mânn-mânn. C'est intenable ce pleur, il se cache sous la coupole du coupe-fil, c'est le gazon qui crie Maman-Maman.

 Je pose définitivement cette saloperie de machine.

 La soirée s'est bien déroulée, les invités ont trouvé original ces îlots d'herbes hautes au milieu de la pelouse.

 Plus tard, à l'heure des rangements, Olivia, tout à coup, me regarde fixement, elle pointe  son bras dans ma direction armée d'un couteau de l'assortiment de notre mariage et décrit sèchement un zig-zag. Maman, Maman !






3

A tire-d'Aigle

J'ai fait quoi ? Disons, un pas à droite et j'ai remarqué au-loin dans la forêt une cabane en bois que je n'avais encore jamais vue. 

J'ai pris la voiture en direction de l'est. J'ai dú m'arrêter à un passage clouté, l'enfant qui traverssait m'a fait un sourire fier et un grand signe de la main. Cela m'a mis de bonne humeur.

Sur le trottoir de la pizzeria, deux ados marqués d'un tatoo - une calligraphie chinoise - se tenaient l'un face à l'autre, les mains plates, hardis de papouilles jouant de fausses esquives à qui rougira le dernier. Puis l'orage. La foudre s'est abattue sur un vieil hêtre.

J'ai enclenché les essuies-glaces et le clignotant à droite. J'ai roulé longtemps. Dans le rétro, je ne voyais déja plus l'antenne du Chasseral. Je suis arrivé sur une plage qui semblait être paradisiaque. De sable blanc. De sable rouge, car un enfant de trois ans rejeté par la méditerranée gisait abandonné; il portait une gourmette avec son prénom : "Aîssam". Impuissant, au lieu d'un moindre service, je n'ai pu rendre que tripes et boyaux. J'ai fermé les yeux. J'ai couru le long de la plage puis, me suis effondré. Alors le vide. Plus exactement l'envie de vide.

Sauvé par des plaisanciers bobos et tout nus, je me suis retrouvé sur le pont d'un voilier. Les femmes avaient des poils sous les bras. On a chanté, on a chaloupé toute la nuit une bouteille à la main. A la dérive, l'esquif sans ancre, semblait pourtant vouloir écrire un mot bateau, peut-être "liberté" sur cette page d'océan. Cette page aussitôt spoliée par un pétrolier géant en train de sombrer qui l'a recouverte de son oeuvre ; une huile, lugubre, figurant des oiseaux mazoutés. 
Le voilier s'est échoué sur un estran. J'ai continué en auto-stop. C'est une charrette tirée par un cheval qui s'est arrêtée. La charrette était de fortune et le cheval de misère. Le marchand de fruits,bulgare. Il tenait les rênes, raide et nonchalant. Il allait par la droite, m'a fait grimper sur le pont.
J'ai goûté aux pêches jaunes et embaumantes montées en pyramide dans leur panier. Pour mon plus grand malheur, car de ma vie, je n'en ai plus jamais retrouvé le goût.

Puis j'ai marché de jour, stupéfait par les trésors de la nature. Dans un village en pleine steppe, une petite fille burkinabé faisait  la manche, je ne lui ai rien proposé d'autre qu'un haussement d'épaule.

Plus loin, incrédule, j'ai croisé un rhinocéros unicorne, un calao bicorne et des aras heureux.

Marchant de nuit avec l'impression que de la glace fondait sous mes pas, marchant de jour avec la sensation que l'air qui me chauffait la veille me brûlait le lendemain. J'ai dormi debout au point qu'au réveil, ce fut déjà le crépuscule. Un gros rond orange nageait sur l'horizon.

Il y avait un bar, la foule et de la musique brésilienne. Entre samba et danse de camping -  j'ai contribué à la caricature - les dandinements allaient bon train.

J'ai commandé une caïpirinha. La serveuse a fait un joli sourire ; en se baissant vers le frigo, sous sa jupe qui se relevait, un petit pli blanc a enflammé mon corps, les bras, le ventre, les jambes et ce qu'il y avait entre. J'ai tenu raide ma nuque et bombé le torse. Mais surgit de l'armoire frigorifique une armoire à glace, le boy de la serveuse ; je n'ai eu d'autre choix que la débandade.










Un rasta en vélo, coiffé d'un casque de dreads m'a proposé son porte-bagage. A un certain moment,  il fut affriandé par un champ de came à gauche. J'ai sauté du vélo. Adieu brother.
J'ai fait pipi dans le bocage en chantant. J'ai dormi à la belle étoile. La lune était grosse et superbe. J'y ai vu nettement des traces de pas et un drapeau américain. 

Le lendemain matin, le rasta est revenu en marchant - mais dans sa tête il devait voler - à côté de son  cycle. Take-it man ! Il m'a donné son vélo.

Mais plus loin, au milieu des cactus, un mur, fraîchement érigé entre mayas et maillés m'a obligé à rebrousser chemin.

C'était comme si j'étais parti pas loin, comme un oiseaux qui prend son premier envol et qui tombe tout près du nid. Aussi, un un froid vif se faufila sous mon short de cycliste. Le paysage était  grandiose, là au pied des Alpes.

J'ai commencé à gravir les routes sinueuses en vélo, soudain un aigle royal est apparu. Il longeait les falaises en lançant des glapissements rauques et stridents. Il semblait montrer la route, j'ai même cru à une sorte de réincarnation, qu'il pouvait être mon père.

Au Col du Galibier un type en jaune a surgi et a levé les bras au ciel. L'aigle s'est abattu sur moi, je n'ai eu d'autre choix que de m'accrocher à ses serres et ainsi pendu à ses pattes, revenir en planant sur la  terre basse.

A tire-d'aigle, j'ai survolé des villes, de l'eau et des déserts et des champs, la steppe où la petite burkinabé m'a reconnu et  m'a lancé une poupée africaine "Tiens, c'est pour toi". Dissimulé sous mon aile, elle n'aura vu pas ma honte je l'espère, moi qui ne lui avait rien donné.

De là-haut, depuis mon aire volante, j'ai aperçu de la fumée dans les décombres d'une cathédrale en flammes et Quasimodo en train de jouer avec le feu.

Enfin, l'antenne du Chasseral avec en arrière plan la région des Trois-Lacs. Sur la route une file de voitures à la queuleuleu; des Peugeot, une 301, 302, 303, 304, 305, 306, 307, 308, 309. Pas de doute je rentrais bien chez moi, dans cette ville à 1000 mètres d'altitude.

L'aigle a fait mine d'atterrir et j'ai pu me dégager de mon deltaplane à plumes. Je fus abasourdi par le stress des gens et les bruits de la ville.
L'aigle après une dernière virevolte est allé se figer sur le dôme d'une maison de maître; définitivement.

J'avais trop de choses dans la tête, il a fallu du temps pour décompresser, trouver un sens à tout ça. J'ai bougé un pied,  oh quoi ? de quelques centimètres vers la droite.  J'ai reconnu la cabane en bois dans la forêt.

En réalité, j'avais pivoté sur moi-même. J'avais fait le tour du monde, ce voyage dont je rêvais depuis si longtemps.

 Il y a de la lumière dans la cabane, deux amoureux avec des tatoo chinois s'enlacent.




1

Romand noir

Point final !

Voilà mon premier polar fagoté, terminé.


L'histoire se passe dans un bled sur une presqu'île ancrée dans un estuaire recouvert de glace la plupart de l'année. Elle est séparée de la terre par un unique pont mal entretenu et propice aux accidents routiers. Le nom du bled est lui-même glacial, de longueur infinie et ne comporte aucune voyelle.


Le drame trouve son issue dans le sous-sol d'une maison de maître. La cave est sombre, tapissée de chaînes, de menottes et équipée de toutes sortes d'accessoires sado-maso.

Mais je n'en dis pas plus.


L'intrigue s'articule autour d'un respectable quinquagénaire ayant pignon sur rue, seul, veuf, encore plein de libido et d'alibi. Son nom sonne en -ssonne.

Mais je ne vais quand même pas tout raconter.


D'entrée, les soupçons accablent un homme mal rasé, légèrement bossu, sombre, étrange, le front éperonné d'un gros kyste et un nom en -quist.

J'en reste là.


La police, équipée de lampe-torche, finit par retrouver dans la cave éclairée à la lampe à l'huile, la fille à poil dans sa cage. A côté du congélateur, un martinet encore fumant serpente sur la terre battue.

Mais j'en dis trop, surtout ne rien dévoiler.


Faut dire que la jeune fille au pair, née sans père en possède une belle paire. Sous ses airs de sainte-nitouche, on lui découvre un passé de prostituée de luxe - donc avec du cachet - évoluant alors dans un univers de cuir, de vaseline et de godemichet.

Voilà.


Il s'avère que le bossu, malgré son par-dessus est aperçu bossant pour son chameau de boss, celui qui a pignon sur rue et lui a filé du pognon pour qu'il lui lèche le fion. Malgré les soupçons, il est donc innocent.

Mais chut !


Encore ce dernier détail. Le principal rebondissement intervient avec la visite d'un écrivain has been et vergogneux. C'est quand il monte au phare - il y a un phare, vous en doutiez ? - que ce dernier détail s'impose à lui comme une évidence quant à la résolution de l'énigme.


Un autre personnage a été vu au café qui buvait du whisky. Il pose des questions, il réserve pour quelques jours la seule chambre de l'unique hôtel du bled. Il a un étrange accent. Il pourrait bien être le serial killer tout designé, mais je vous rassure tout de suite, il n'est guère que le frère de la fille en cage.

A partir de là, dans la fiction, il pleut tous les jours. Attention, le pont devient dangereux, il faudra, à coup sûr le fermer à la circulation d'ici quelques pages.

Jusque-là, j'ai bien réussi à maintenir le suspens, je ne vais pas tout briser maintenant.











Le pire dans l'histoire est que les habitants du bled se doutent de quelque chose, il savent bien que c'est le soit-disant respectable assurément quinquagénaire, ce salonnard qui est le coupable et le bourreau. Cela est d'ailleurs confirmé dans les dernières lignes du roman.


Mais ici, les gens sont des taiseux. Ils vous regardent avec leurs yeux creux et passent leur chemin où alors, ils crachent par terre. La presqu'île semble être tenue sous une chape de plomb par des non-dits, des secrets de famille, des réminiscences.

Ici, des hommes sont tous veufs, les femmes toutes veuves.

Je ne peux pas en dire plus.


Et puis, je vous passe le nombre d'assassinats - en tout, quatre - et le prénom de la jolie autochtone, seule, veuve, avec un chien jaune et qui sous prétexte d'alibi à sa libido ne se livre à lui que dans la dernière cage...non, page.


A ce stade, comme vous, je me pose des questions. Qu'est ce qui a amené l'écrivain dans ce coin perdu ? Comment et pourquoi est-il monté au phare alors que celui-ci est habituellement cadenassé ? Comment se retrouve-t-il mêlé à l'affaire ?

Et le cantonnier, si discret, qui de par sa fonction détient la clé n'a-t-il pas les manières et les manies d'un pervers ou d'un potentiel assassin ?

Quel est le détail, la piece manquante du puzzle qui a fait se résoudre l'affaire alors que tout les habitants en connaissent de tout temps tenants et aboutissants ? Pourquoi ne ma-t-il fallu que 10 pages pour en arriver là, alors que 574 ont juste suffit à un collègue romancier pour pratiquement la même histoire ?


J'ai pourtant énormément travaillé et insisté en l'approche psychologique de mes personnages. Il m'a fallu beaucoup de temps pour dessiner leurs contours : "mous", mettre en évidence leur relief : "plat".


Quant au mobile du crime, pas un mot car si vend la mèche plus personne ne voudra acheter mon polar.


Le mobile est en fait immobile, car le crime est romand. Suisse romand.

 





1

Le somnoleur

Le public debout, en standing ovation laisse éclater sa joie. Les applaudissements en temps et en contretemps font trembler les loges de l'opéra. Une jeune fille exulte, des spectateurs hurlent bravo, on entend des sifflets, certains ont la larme à l'oeil. 
Malgré l'interdiction, les flashs des smartphones crépitent et diaprent la salle d'effets stroboscopiques. Une dame en vague équilibre dans l'étroite rangée manque de tomber dans les pommes posées sur leur siège de velours.

Quelle émotion, quelles voix!

 Lui, applaudit d'un geste pesant, un peu
comme une machine à poinçonner, sans réelle conviction. Bien sûr, le spectacle était exceptionnel, les décors remarquables, les artistes formidables mais, l'apothéose sur laquelle il avait tout misé ne s'était pas révélée à lui. Il avait pourtant préparé son coup avec minutie et il avait mis le paquet ; le prix surréaliste des places, le trajet en avion et la nuit à l'hôtel.

 La mine frustre, il se lève, il frotte les épaules de son voisin de devant sans rien dire. Puis, en tirant la moue, il passe les arcades de sortie de l'opéra. La foule s'émeut encore sur le parvis. En gros caractères lumineux LA BOHÈME clignote sporadiquement sur la façade du Teatro San Carlo. Comme souvent à Naples, une forte odeur de poubelles coupe l'envie de flâner dans les rues; la grève des cantonniers dure déjà depuis deux semaines.

 Il rentre à l'hôtel, il avale d'un trait la bouteille de San Pellegrino sortie du mini-bar, se couche, éteint.

 Sa femme devait souvent le secouer de peur qu'il ne ronfle. A chaque spectacle c'était le même rituel. D'abord, une bonne bière au foyer ou  au bistrot le plus proche pour se détendre un peu, puis ils allaient  prendre place. Elle restait debout devant son siège à scruter l'assistance à regarder si elle connaissait quelqu'un. Si tel ou telle avait changé d'ami.es, elle se baissait et glissait à l'oreille de son mari  : " C'est pas vrai ! ils ne sont plus ensemble les Dubois ".
Pendant ce temps, lui se calait dans son fauteuil. Il enlevait discrètement ses chaussures et débarrassait ses poches des clefs, porte-monnaie et de tout ce qui pouvait contrarier son aise.
Enfin, elle s'asseyait à son tour, faisant, s'il y eût lieu, quelques réflexions sur la tenue vestimentaire de ses voisines. La lumière s'éteignait. Elle allongeait le bras sur le genou de son mari et lui prenait la main.
Le rideau s'ouvrait.

 Lui, après quelques minutes fermait les yeux puis attendait. Enfin,il attendait... c'est ce qu'on aurait pu croire en le voyant car, en réalité, dans sa tête, une monstre mise en branle s'était amorcée. Il possédait tout l'art de synchroniser soit le mot de l'acteur, soit la note de  musique ou le choc gracile d'un pas de danse avec l'image pile du film qu'il déroulait dans sa tête ; qui le conduisait tout droit dans les bras de Morphée avec un si bel apaisement et, si instantanément.

 Alors, quand elle sentait pendre sa main ensomnolée, elle le secouait. Quelquefois, de plus en plus souvent, elle s'endormissait également.

 Sa carrière de somnoleur, il l'avait entraînée modestement en assistant à de petits spectacles, aux revues des enfants à l'école, au théâtre amateur où les comédiens sont payés au chapeau, aux enterrements de ceux qui avaient levé le leur, une dernière fois.

 Puis, le somnoleur songea à se lancer dans la catégorie supérieure, celles des spectacles payants. Et cela lui avait convenu ; comme il avait bien dormi à celui du Transsibérien de Blaise Cendrars qui se déroulait dans un autocar à l'arrêt. De même - mais là, en forme olympique  - à celui des tambours du Bronx en juin dernier. Au concert du cors des Alpes en Valais, ses ronflements n'avait perturbé personne, avouons que l'accord était parfait. 


 






 Sa femme disait : "C'est complètement  idiot de payer une entrée pour aller roupiller".
Mais le somnoleur persista et il en vint  à remarquer que plus le spectacle était grandiose servi par les grand artistes, plus son plaisir s'amplifiait et plus l'endormissement était rapide et bienfaisant.

Il commença à dresser des plans, préparer un budget et constituer un bas de laine spécial spectacles car cela coûtait de plus en plus cher. Il choisît des évènements des plus remarquables, à Milan, à Londres, à Bayreuth, à Paris et même à Buenos Air.
A chaque fois il revenait enchanté de ce cher sommeil. 

Sans doute, mais on s'était moqué quand il en avait fait la confidence, qu'il recouvrait sa symbiose avec sa mère lui lisant  des histoires avant le coucher,  lui tordant ensuite le bout du nez en guise d'interrupteur pour éteindre la lumière.
Mais surtout, à chaque fois il avait, comme on regarde un ciel étoilé avec l'impression que l'univers nous appartient, ce sentiment  de voyage dans l'infini où parmi la foule, les plus grands artistes venaient se produire que pour lui, rien que pour lui.

Or, il décida d'un voyage à Naples. On l'avait averti d'un spectacle extraordinaire corroboré par l'avis des critiques unanimes. Sans hésiter il entreprit les réservations pour ce qui devait être un sommet, le must, le Nirvana.

Au Teatro San Carlo, quand il ferme les yeux, et alors qu'il avait bien bu sa bière, rien ne se passe comme d'habitude.
En boucle, il se voit  tourner en rond dans sa chambre d'hôtel où tout est carré. Sur le lit carré, les draps imprégnés d'odeur de poubelle semblent avoir été tendus par une puissante machine carrée. Il pense au moment où il se glissera dedans aplati comme dans un portefeuille en cuir, impuissant, à moitié étouffé tirant de toutes ses forces pour créer du mou et trouver de l'espace.

Il assiste au spectacle de pied en cap sans qu'aucun chanteur ne prenne la peine de jouer que pour lui tout seul, ne serait-ce qu'une minute.
Il s' étonne - car jusqu'à ce jour, il n'en voyait qu'une partie - de la durée d'une oeuvre et découvre que l'on puisse s'y ennuyer par instants. Pourtant, sur scène le beau Rodolfo à la voix de ténor fait trembler l'enceinte du théâtre et enthousiasme l'audience.

Après le triomphe final, le somnoleur, remarque sur le fauteuil devant lui, un être profondément endormi ; c'est certain, dans sa tête se déroule un film avec Rodolfo en pleurs, suant de toutes parts, dégoulinant de mascara,  démangé par sa perruque, criant son désespoir, hurlant, la langue chargée, le menton rosé du rouge à lèvres qui a coulé, oui hurlant, le prénom de son amour fauchée par la tuberculose.

La mine défaite, le somnoleur s'approche de son voisin de spectacle, avec ses mains en forme de machine à poinçonner, il lui triture les épaules pour le réveiller. Il ne dit aucun mot. Il lui impose un clin d'oeil jaloux. 

Pour leur représentation privée, les artistes avait  élu un autre que lui.



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L'Orphelin

 Il est bien raide cet escalier qui dégringole comme un torrent de caillasse dans la falaise. Je me pose un instant pour respirer dans un promontoire de cet interminable zig-zag. Il fait chaud, je regarde ma montre, le soleil est à son zénith.

 Les murets alvéolés de  gros cailloux, sont coiffés de dalles plates et forment comme un pupitre de conférence. De cette tribune improvisée, j'entame une tartine comme un élu en campagne mais rapidement je me laisse transporter par le discours silencieux et  bucolique de la côte amalfitaine; lui adjuge tous mes suffrages. A la vue des villages tirés à quatre épingles dans leur écheveau montueux, du golf en forme de croissant qui s'émiette en vaguelettes turquoises, où semblent s'être échoués des canotiers en képi marin, je vote, je cumule, je panache et ne biffe rien.

 Mais, fais attention vieille branche ! Je te préviens, la suite de ce récit risque bien de te déplaire; il ne parle pas de quoi on peut s'emplir mais de quoi on se vide. Tu verras, c'est la caque.

 Des racines s'embusquent dans le maigre crépi du mur sur lequel est gravé, entre un coeur greffé d' Amore mio et une bite taguée de mauvais goût, le chiffre 365. Manifestement, il s'agit du  nombre de marches restantes  jusqu'à la plage. Jusqu'ici, j'en  avais déjà compté cent-douze.

 Une senteur particulière enveloppe tout à coup mon balcon. Une odeur de dedans d'homme. A quelques marches en amont, au nord, hagard, déterminé, les fesses serrées, il déambule dans l'escalier articulé par un.e marionnettiste invisible. Les muscles de son visage sont aspirés, tirés vers l'intérieur. Son regard fixe parait si habité que je peux y reconnaître ses résidents  - mais plutôt leur absence - et présumer de son histoire à lui.

 Mais, vieille branche je te déconseille de poursuivre, cette lecture n'est pas propre. Tu t'en plaindras pas.

 Des tâches brunâtres tapissent ses mollets. Il tient ses mains écartés du corps, les paumes ouvertes vers le soleil. La même couleur de torchis tâche les poches de son short à la hauteur du ceinturon. C'est sûr, cet homme a chié au froc. Il a eu peur.

 En haut de l’escalier, il aura vu ce couloir sinueux sans autre choix que de le suivre et ce dédale habité de solitude. Il aura vu sa vie en fait.Il l'aura vu défiler. Il été pris de vertige, il a eu la chiasse. 

 Il est né au Mozambique, de retour au Portugal - il aura perdu ses copains d'enfance - son père meurt dans un accident dans une mine de wolfram. A quatorze ans, il doit déjà penser à gagner sa vie quand ses deux frères, l'un sorti d'un chou, l'autre livré par une cigogne, orchestrent leur premier areuh areuh.


 





 Il part chez un oncle à Lisbonne qui l'envoie en Suisse. "Chaque mois, n'oublie pas de virer l'argent" lui avait commandé son oncle. Engagé dans une entreprise de transport de fruits et légumes, il finit, après moult chambardements, dans la région de Naples où il trouve de quoi bien gagner sa vie et s'entourer de nombreux amis.

 Il passe devant moi sans détourner les yeux, il continue sa marche excrémentale. Du fonds de son short suinte un rond bouseux. Par les canons, s'échappent des larmes de diarrhée. Toutes les huit neuf marches, une goutte de  fiente s'étale sur le ciment. Je reste niché dans  mon nid d’aigle en compagnie d'un essaim de mouches, observe cette scène merdique  jusqu’au moment où, trop tard, je  ne pourrai voler à aucun secour.

  Peu importe les raisons, tous les membres de sa famille disparaissent les uns après les autres. A part ses frères, mais ils n’ont rien à se dire, il n'a plus personne pour lui rappeler à quoi sert son existence.

 Il arrive sur la plage après quatre cent septante-sept marches, quatre cent septante-sept chances de réinventer sa vie, quatre cent septante-sept excuses pour ne plus y croire.

 Peu importe les raisons, alors que ses affaires marchent moins bien, ses amis ne lui courent plus après. Il reste seul sans personne pour se confier, aimé et être aimé. 

 Une dizaine de vacanciers sont allongés sur leur transat. Il se baisse, ramasse un peu de sable et, comme un gymnaste se poudre de magnésie sans quitter son agrès du regard, il frotte ses jambes maculées de caca. Comme un immigré clandestin qui passe une frontière, il se glisse silencieusement le long  du mur qui conduit à la jetée. Personne ne le remarque. Mais, qui veut bien voir un être marqué du sceau merdeux de la solitude ?

 Il entre dans l'eau ouvrant tout l'espace de ses bras comme un soleil couchant. Bientôt il sera lavé. De tout. Rapidement, les flots recouvrent ses épaules puis sa tête. Une bulle d'air fait remonter quelques gaguelets d'olives verdâtres formant en auréole, les reliefs de sa dernière pizza. Mais que pouvait-il arriver de mieux à cet orphelin qui avait si faim de retrouver sa mer.

 A bout de souffle, j'essaie d'alerter les gens, je dis n'importe quoi qui fasse italien  "Homo acqua rapido, forza". Je lève mon  bâton trouvé dans le sous-bois au début de cette descente aux enfers, et frappe de grands coups dans le sable, hurlant d'impuissance, seul moi aussi dans mon désarroi. Je t'avais averti vieille branche. ll ne fallait pas lire cette histoire, elle est triste à mourir.



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Fake News

Et voilà ! Ma jolie camerounaise de femme a fichu le camp avec le secrétaire général de l'UCD. On ne peut pas courir deux lièvres à la fois, je le sais et le répète suffisamment aux enfants. Foutue politique !

  Tout allait si bien, je venais enfin d'éditer mon roman. Les critiques étaient dithyrambiques et il  commençait à s’en vendre par dizaines. J'était fier de le dédicacer chez Pas Yo et chez la Mère Indienne malgré la difficulté de l'exercice pour un néophyte.

Pourquoi a-t-il fallu que je m'engage dans cette bastringue d'élections confédérales ? Même pas en tant que candidat, c'est bien le pire. Je me suis passionné et quand j'ai entendu Greta Garbo parler de la climatisation, cela ne m'a pas laissé de glace et, à fond,  je me suis investi pour la cause. Le matin, je préparais des fiches dans un carton et le soir, j’étais poseur d’affiches dans les districts. Je n'ai plus vu passer le temps ni même contemplé les forêts à leur automne se vêtir d'un costume de  splendeur.

 J'ai négligé ma famille, car les soirs de libre, j'allais assister à des débats où aider à l'organisation de conférences de notre écurie, qu'on reconnaisse et entende nos poulains.

J'ai ouvert des comptes sur les réseaux sociaux et j'ai saoulé tous mes amis, tous les jours, pendant deux mois. A la fin, plus personne ne mettait de pouces bleus, de coeurs rouges, ne serait-ce qu'un smiley de connivence. J'avais cinq minutes ? J'allais faire la maintenance de notre  parc d'affiches que certains adversaires pulvérisaient sans vergogne. Quelques fois, je rencontrais un type - le même que moi mais d'un parti proche - des poches sous yeux, les poches pleines d’attaches colson  qui disaient “vivement qu’ça s’arrête”.  

 Les ventes de mon bouquin se sont effondrées. J' ai écrit à la presse pour un peu de pub mais, nerveux et sans trop de tact,  je me suis pris de bec avec les responsables de la rubrique culturelle. Dans l'élan, je me suis énervé  avec ceux de la rubrique politique qui favorisaient peu le parti et qui ont fini par le snober carrément.

 J'ai été fouiller les sites des candidats concurrents pour leur  trouver des failles ou pour les provoquer. J'ai inventé des théories fumeuses, j'ai publié des photomontages déjantés en réponse à  ceux de l'UCD qui se foutaient de notre pomme. Du coup, j'ai aussi visité les sites des amis de ce parti. J'y ai vu des coffres de voiture plein d'armes à feu, des désespérés habités par la frustration et l'envie de vengeance qui faisaient une généralité de n'importe quel fait divers pourvu qu'un heimatlos en fasse les frais. J'y ai reconnu une troupe armée de fusils et de haine tapie dans l'ombre d'un sous-bois prête à en sortir sous la brume brune quand les circonstances funestes  seraient favorables. J’ai enfin compris pourquoi je m'étais engagé dans cette campagne. J'ai écrit un pamphlet à leur chef qui m'a traité de ver et d'âne. Puis j'ai su que son équipe avait employé mon beau frère black, au noir pour placarder leurs affiches.  







 Avec mes compagnons de campagnes, nous avons tenu des stands dans toute la circonscription et croisé des gens formidables mais aussi des cons. Une grand mère a dit "Voter, c'est aimer sa terre" et un grand-père nous a accusé d'oxymore. J'en ai profité pour déguster les spécialités vendues sur les stands voisins, la cébiche d'un Péruvien, les accras d'un Capverdien,  l'absinthe d'un  Traversin, la palée d'un Altaripien.

 J'ai croisé les candidat.e.s,  les nôtres mais aussi ceux des autres partis, de loin,  de près; certains respectables et d'autres condescendant.e.s jusqu'à l'écoeurement.

 J'ai voulu jouer dans la cour des grands, moi petit moineau, que pouvait-il arriver d’autre que de me brûler les ailes ?

 Et puis, quelqu'un que j'aimais bien m'a parlé d'une troublante façon, du genre écrire ou faire élire il faut choisir. “Si au moins, t'étais du PEP, pauvre type”  a-t-il déclaré.

 J'ai commencé à me poser de questions, à me demander si titrer  mon livre La chute du Turlututu fut une bonne idée et il a commencé à pleuvoir.

 Jusque là, et j'en étais fier, je connaissais deux amis artistes; ils m'ont tourné le dos quand  j'ai voulu les féliciter en face pour  leur spectacle qui n'était pas un bide. 

 Au boulot, j'avais la tête ailleurs, je ne parvenais plus à faire mes heures. J'ai reçu un avertissement, puis la mauvaise lettre.

 Dimanche, le 2o octobre, tout seul sans plus d'amis, ayant tout perdu, j'ai suivi les élections confédérales sur mon ordi de marque Apple. J'ai compris pourquoi. De son logo en forme de pomme sortait tant de vert.

 Dans le bar, sous la convocation du comité pour les prochaines élections de juin épinglée au mur, traînait une vieille  bouteille de rhum agricole de la coop des Entilles, je l’ai observée vingt bonnes minutes,  tiraillé par l’envie de l’ouvrir. "Si tu commences mon vieux … , mon vieux, va plutôt récupérer les affiches”.  Ma voiture éclectique est tombée en panne, elle aussi,  a choisi de m'abandonner. J’ai pris le vélo. Au retour, il faisait  un peu nuit - mais je n'avais pas bu, je le jure - la lanterne a sauté,  j'ai choppé un caillou, j'ai crevé et pété mes lunettes. J'ai poursuivi à pied sous l'ondée. Foutue politique.

 Une Clio s'est arrêtée, un marocain conteur à Fès, pris de pitié m'a embarqué. Il m’a ramené chez moi tout mouillé. Je lui avais acheté une livre de briouates à son stand du samedi,  et m'a reconnu. Tout cela, n’aura pas servi à rien.




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Infusion

 Longtemps, je me suis couché de bonne heure1. Mais ce soir-là, malgré l'infusion de feuilles de brigadier et baies d'aubépine, je ne parvenais plus à quitter mon tourment. 

 En pleine lecture, engoncé dans mon vieux fauteuil, mes yeux s'étaient bien fermés quelques pingres instants mais rapidement mon âme vénale s'était ressuscitée au souvenir du prix prohibitif de ces quelques grammes de tisane achetée - le matin même - au Marché de Noël. Quel charme devait contenir la tisane de la marchande pour m'enquinauder de la sorte.

 D'entre mes mains, l'ouvrage avait eu le temps de filer, Du côté de chez Swann embrassait le tapis percé à pleine page. Acquis de seconde main, le rappel de son prix de broquante indiqué sur sa jaquette en papier kraft me souffla l’idée d’un sommeil gratuit. Mais d'un geste gauche voulant ramasser le roman tapi, j’ai  renversé ma chère tisane sur le livre. Elle dilua encore le prix déjà atténué  marqué au feutre sur l'ouvrage. Elle trempa aussi, comme elle l'aurait fait d'une madeleine, l'oeuvre de Proust. Qui prit, dans son papier marron, l'allure d'un biscôme.

 Oh ! Celui de mon enfance avec, décoré au sucre glace,  l'effigie de la Grande Fontaine. Ce biscôme qui collait aux dents où qui se désintégrait dans un bol de lait tiède. Quelquefois, ma tante en ramenait de Berne, fourré à la pâte d'amande avec l'ours et l'écusson en couleur. Je le cachais et l'observais plusieurs jours avant de l'entamer ou qu'un de mes frères et soeurs ne découvrit la cachette.

 Frappé d'irrésistibles réminiscences, j'imaginai l'échoppe de la gare tapissée de pain d'épice avec à l'entrée un biscôme plié en deux, énorme et rebondi. Dessus, Hansel et Gretel auraient glacé au sucre bleu ciel et  en large écriture ronde "ouvert toute la nuit". Peut-être seraient-ils encore là; à attendre des gens comme moi, sans us et costume et sans heure non plus.

 Je m'équipai rapidement d’hiver et couru, me sembla-t-il vers la porte.

 

 Dehors, la neige jetée en petits paquets s'étiole dans la rue. Les routes enneigées rendent presque sourd le bruit des voitures qui roulent au ralenti. Sous le halot diffu des décorations de Noël, une famille, traverse le passage clouté de givre. Tous sont équipés de la même écharpe en laine et du même bonnet rouge. Ils chantonnent en choeur, leur vibrato décolle un moelon de glace qui s'était formé sur des lignes de trolleys et qui répand en écho de cristallines harmonies lorsqu'il se brise  sur le trottoir.

 D'autres personnes de toutes provenances marchent d’un bon pas.

-  Vous ne venez pas ?
-  Mais, ou allez-vous ?
-  On va chez Madeleine, bien sûr.

 Et puis là, un jeune  homme en cache-col arc-en-ciel déclare :
- Je vais aussi chez Madeleine.

 Il arrive des gens de gauche comme de droite.
- Où allez-vous comme ça ?
- Mais, chez Madeleine.


 




 Je reçois une boule de neige en pleine figure et surprend le rire facétieux d'enfants cachés derrière un tas de neige.
- A trois, on court, le prem's chez Madeleine.

 Un vieux monsieur semble imiter sa canne; le dos voûté, il avance à tâtons.
- Vous savez où habite Madeleine ?

 Un type en costard brandissant sa pinte, ivre d'absinthe, titube et  balbutie :
- Vienz'y boire un ch'ti canon chez la Maz’leine

 Tous, enfants, vieux ou vieilles, bleus comme noirs, ils se rendaient chez Madeleine.


 Alors. J'étais resté bloqué sur le pas de porte, emmitouflé dans ma robe de chambre mitée en laine bleuâtre, un noeud serré à la taille et les bouts de ceinture pendants. J'étais resté planté dans des moon boots débordant de bouloches de fourrure, un bonnet à pompon râpé sur le chef. Ainsi vêtu d'avarice, j’avais été incapable de passer le chambranle de la porte. Incapable, même pour moi de la moindre charité.

 Je mis chauffer de l'eau et me surpris à écouter le glouglou de son bouillissement. Par souci d'économie cela ne m'était encore jamais arrivé quitte à boire tiède. Je fis tout infuser, inexplicablement. Sans comprendre mon geste, d'un seul coup, voici inondée toute la fortune de la tisane du Marché de Noël.

 Son médaillon était pendu au dos de la porte. Je le serrais, maintenant dans mon poing, fermement. Je me suis subitement trouvé laid et sans honneur.

 Je suis allé enfiler mon plus beau pantalon et une chemise encore neuve emballée dans son plastique. Une épingle oubliée m'a dardé l'épine. J'ai tout de même fini par  me trouver élégant chaussé de molières cirées et patinées au chiffon et à l’huile de coude. Ensuite, je me suis rasé au plus près. Je me suis dégarni d’un poil ancré dans la narine et coupé un autre trop blanc accroché au sourcil droit. J'ai coiffé au mieux les deux trois cheveux restés fidèles qui bataillaient sur mon crâne. J’ai renoncé à la lotion parfumée croupissant au fond d’un flacon poussiéreux, acheté trois francs, cinq ans plus tôt. J’ai préféré la senteur de l'essence de brigadier répandue par la décoction. Elle devait être suffisamment infusée à ce moment là. En attendant qu'elle tiédisse un peu, j'ai déniché une tasse, la seule sans fêlure. Je l'ai posée sur un petit napperon brodé par elle avant qu’elle ne parte. Que jusque là, j'avais toujours jugé ridicule. J’ai tout bu. Cette fois, j'allais bien dormir. Longtemps, je me suis couché de bonne heure, mais cette nuit-là, toute entière, c'est dans les bras de ma tendre et généreuse Madeleine que je m’infusai.

 

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1) Début de texte imposé par un concours auquel j'ai participé « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » est l'incipit de Du côté de chez Swann, premier tome de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust.




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Effusion

  Même confit d'un certain entourage, l'amertume des instants de solitude garde un goût exquis et irremplaçable. Mais il a fallu que je me retrouve avec cette peste ! L'amie de Raquel dont je ne me débarrasserai sans doute jamais. Immortelle comme la mauvaise herbe lorsqu'elle s'imagine Immortels en tenue d' académie, prompte à mille conseils avec sa façon si cassante de les prodiguer.
   Je ne lui avais rien dit, mais elle avait trouvé mon livre à la Méridienne et voulait qu'on en parle : 
   -Absolument, avait-elle dit.

  Si au moins j'avais pu apercevoir son véhicule - une fourgonnette défoncée - dans les environs, j'aurais attendu dehors caché sous le mélèze, qu'elle file. A cause de la neige, elle a certainement dû parquer à la place du Bois, un peu plus loin.
  J’avais les bras chargés de commis, pleins de bonnes petites choses à manger, entre autre, des spécialités italiennes et une demi-bouteille de Pedro Ximenez Tradicion 2011 pour le dessert. Bref, de quoi faire le fou-fou quand on se retrouve seul pour passer le réveillon. Raquel se trouvait à Madère, notre île. Je devais la rejoindre mais des fuites d'eau sur le toit de la maison avaient fait partir le plan en couilles.
   L'autre, la linotte,  faisait le pied de  grue  sur le pas de porte appuyant sporadiquement  sur le bouton de sonnette. J'avais lu la veille mon horoscope, il conseillait  de fuir les personnes toxiques, mais quand elles nous courent après c'est plus compliqué. 

   J'ai cru m'en sortir avec un bobard.
  -Je.. je suis désolé, mais Raquel n'est pas là et j'attends des amis.
   Les mains prises par les cabas, j'ai lancé la jambe vers la porte et d'un geste souple du pied abaissé la poignée - chez nous, on ne ferme jamais à clé - , ce fut un mauvais réflexe car la furieuse était déjà à l'intérieur.
    -Juste un verre alors !
  J'ai planqué rapidement ma demi-bouteille de Pedro Ximenez Tradicion ; avec la moitié d'une demi, l'année aurait trop mal fini. Et sorti du frigo une bouteille de Mauler brut ; une demi brut avec cette greiche fera l'affaire. Et également quelques amuse-bouches.

  On a parlé de tout et de rien. Plus exactement,  c'est elle qui parlait. Le sourcil cerné de  ténèbres, la bouche circonflexée, les bras croisés en position d'attente, j'appréhendais l'instant du choc ou elle révélerait ses vérités au sujet de mon livre. Réfugié dans ma bulle, je comptais en verres, les morceaux de flûte de Mauler pour amorcer une détente. Contre toute attente, elle tendit vers moi ses chandeliers; d’inquisitives pupilles qui rendirent coupable  d'illumination mon visage jusque-là ombrageux. Au lieu de la pluie et du beau temps, de l'hiver et bientôt du sacre du printemps, elle voulait en fait me parler de son automne à elle, de l'effeuillage d'une femme qui n'a plus le temps. 
  De l'autre côté de la fenêtre quelques tatouillards s'agitaient paisiblement.

    - Je pensais que tu voulais parler de mon livre, il vaut mieux que tu t'en ailles maintenant.

   Elle se cabra, laissa tomber sa nuque en arrière et releva ses cheveux du plat de la main. Elle se lança dans un fleuve de paroles grossi  par des affluents oiseux.
   Exaltée, au galop sur un cheval imaginaire, le vent dans les cheveux, la poitrine ouverte, elle se découvrit presque complètement restant habillée uniquement  de quelques non-dits. En réalité, elle caressait un désir jusque là inavoué et le découvrir m'ébranla un peu.


 





   Mais j'ai fait  mine de rien, du moins au début, ensuite j’ai commencé à dresser un argument, court au départ puis, à mon avis, de plus en plus explicite. L'échange dérapa vers une plus basse tournure. Insatisfaite de ma prestation, bleue de dépit, elle se montra prête à tout pour me faire avaler  la pillule. A ce niveau de la prise de tête, dans cette tension installée, elle ne lâcha plus le morceau. Je n'ai pas réussi à lui faire avaler mon histoire. Alors que la joute orale se terminait, je commençais à mieux cerner ma parleuse et avant de succomber au sel transpirant de sa bouillante jactance, la mise en branle d'une nouvelle posture s'imposait. Ses mots me mordaient l'oreille. Elle me dansait sur le ventre.
   Apte à la réplique, je me suis toutefois retenu, il fallait que rien n'explose brusquement. Je l'ai caressée dans le sens du poil et lui ai passé la pommade. Retourner sept fois sa langue dans sa bouche devint l'adage de l'instant. Elle se tut, tacitement elle proposa son blanc seing pour engager l'échange vers une nouvelle voie.

   Puis, tout à coup, elle me fixa d'un regard vitreux de la couleur du crapaud; d'un caméléon plus exactement. Sans beaucoup de pudeur, un peu par dessus la jambe, elle révéla sa zone d'ombre. Jusque-là, je n'avais pas remarqué,  ce  grain de beauté chatoné juste à l'abord de ses lèvres. Ce qu'elle avait à dire, il fallait maintenant le lire sur les feuilles recto-verso d'un livre complètement ouvert. Je n'ai pu retenir ma langue. Par quelques fins allèchements, j'ai réaffirmé ma position, un peu maladroit, un peu zozotant il est vrai, un poil sur la langue. A fleur  de peau, elle aussi commençait à balbutier.
   Malgré cela, je voulais en finir,  tout connaître d'elle, car à présent c'était bien elle l’unique sujet. Sans m'inquiéter de quelques achoppements, je me suis immiscé dans sa vie privée et voulu tout savoir de ce qu'elle avait dans le ventre. Je ne me contenais plus. J'ai enfoncé le clou. Bientôt, nous n'aurions plus rien à nous dire, elle le sentait bien. Encore et encore, j’ai rebondi sur le sujet. Puis à corps défendant, elle feignit quelques râles de circonstance.

 
    La cité est morte en ce matin du réveillon. Le branle des cloches du temple vient de marquer les  5h30. Je dégage d'un geste de ménagère la poussière de neige agglomerée sur la balustrade. En bas, dans la rue,  un type en costard titube en chantant. On entend presque le bruit de son haleine qui givre au contact de l'air glacial. Il n'y a  de la lumiėre  dans aucune des habitations avoisinantes, sauf à une fenêtre de la rue d'en face.

  Malgré le froid, j'avais eu envie de prendre l'air. En sortant du lit, j'ai glissé sur un bout de papier qui s'est faufilé sous la commode. Face à la grandiloquence de la ville morte après la fête, à poil sur mon balcon, j'ai gobé d'une seule traite le Pedro Ximenez Tradicion sans même le déguster. 

    Je relis encore ces mots sur le bout de papier  griffonné par cette gerce. "Ton livre ? J'en ai bien aimé quelques passages,  mais malheureusement pour toi, on mesure aussi le talent d'un écrivain à la grâce qu’il dispense à appeler un cul, un cul lorsqu'il évoque des scènes d'amour. Et, en fait d'amour, je crois que tu n'aimes personne. Arrête d'écrire ! "

  Mon horoscope m'avait menti, il ne m'avait guère prévenu de ce vif échange et du cruel alignement des planètes qui crucifierait  l'extase de cette nouvelle année.



1

Confusion


  C’est bien cela, sortir du McDo avec l'impression d'avoir encore faim. On se demande alors si au lieu d’avoir mangé vraiment, on n'avait pas plutôt sucé une éponge. Et puis, il y a aussi cette vague honte d'avoir, jadis, vendu à ses propres enfants ce lupanar de la malbouffe comme un jardin extraordinaire. 

  Ce jour-là, il ne restait qu'une table libre. Cela ne me pardonne pas, mais visiblement dans cette cambuse, je n'aurais pas été le seul parent à avoir sombré dans la facilité et trompé l'innocence de mes rejetons.

  J'en étais  à compter les cases noires du mot croisé. Treize pour une grille de 10 sur 10, c'est un camouflet ! Un bon carré devrait en compter neuf voire dix au maximum.

-Je peux m'asseoir ?

Le type n'était ni gros ni maigre mais d'allure soignée, une soixantaine d'années. J'ai cru reconnaître son visage. Mais je crois, c'était parce qu'il ressemblait tant à celui de Monsieur tout le monde.

  Pour raison de grève, le train de Lyon avait pris du retard. Olivia avait laconiquement  résumé la situation par SMS : " Delayed ". 
Me trouvant déjà à la gare pour l'attendre, j'avais en gros une bonne heure à tuer. Sur un coin de bar du McDonald ouvert, j'avais repéré un canard fermé. Résoudre le sudoku du journal, s'il était de niveau 4/4, m'occuperai un bon moment, puis il y aurait le mot croisé. 

Le journal sentait la frite froide. À la page des jeux, quelqu'un avait déjà croisé les mots et oint la grille en lettres grasses. Le sudoku, un modeste niveau 1/4 me prit deux minutes. Heureusement, aller emprunter un stylo à la caisse, souffler plusieurs fois sur la pointe et labourer la feuille de chou pour y semer un peu d'encre permit de gagner douze minutes.

  Quand ce type est arrivé avec un plateau dans les bras, j'ai plié le journal et fait un peu le ménage.
-Oui, oui, installez-vous.

  Je me réjouis; quelqu'un pour faire la discussion, ça va aider à passer le temps. Je lui tendis la ménagère.
-Sel, poivre ?

  Rien, pas un mot. Il était venu bouffer des nuggets, c'est tout.

  Un peu vexé, j'ai jeté un œil furtif à ma Longines. "Pftt, encore 35 minutes". Et puis, j'ai cherché du regard une horloge murale qui pourrait certifier que ma Longines retarde. Ce dont, au fond de moi, je doutais vraiment.

 -Savez-vous que, là où vous regardez, à l'époque où cet établissement s'appelait buffet de la gare, il y avait une sorte d'alcôve. Sur son fronton, on pouvait lire: "Bois ce vin qui, comme la rose a si peu de temps à vivre". Une citation de Racine ou de Corneille je ne m'en souviens plus bien.

  Je fut surpris que de par la gorge de mon voisin, je puisse entendre un autre son que celui de la déglutition. Une voix pointue, légèrement rauque;  émise, sans doute, par des cordes vocales passées à tabac par un tirailleur invétéré. Il lapa son coca.

 J'imaginai une nouvelle maxime McDonalesque et crus malin d'énoncer

-Aujourd'hui, on écrirait : "Bois ce coca qui, comme la frite réduit  ton temps à vivre". -Amusant, mais ce n'est plus du Corneille, c'est du  corbeau, pérora-t-il, la bouche en cul de poule. La discussion n’allait pas s'envoler. Son commentaire déclencha sur mes lèvres  un rictus qu'il dut remarquer. Il s'excusa.

-Ne le prenez pas mal, j’ai  trop de choses dans la tête en ce moment. 

  Avec son index, il épongea sa bouche à leurs commissures. Puis avec le majeur, il balaya sa paupière d'un geste délicat. Ensuite, il se mit à parler, à dire plus exactement. Décidément, je sortirais de ce McDo ébranlé. Je n'avais encore jamais goûté à la sapidité d'une telle tartine; celle qui allait suivre.

 -Ces temps, dit-il, ma vie est coupée en deux moitiés. La première est en voyage, mais par bonheur, elle revient tout à l’heure par le train. Et la seconde, je la passe à attendre et à lire aussi; un peu tout ce qui me passe sous les yeux.

-Tenez, aujourd'hui je suis tombé sur un extrait de la bible, le  Cantique des Cantiques où l'amour charnel, sa flamme du moins, est entretenue dans une confusion polymorphique troublante. Les amants sont des êtres mi-homme, mi-rivière, mi-femme, mi-gazelle et quand ils s'abandonnent l'un à l'autre, ils deviennent un pays.
 






 “Djuuu...” L’ex-buffet (de gare) s'emplissait-il  de je ne sais quelles casseroles, que cet inconnu traînerait derrière lui ? En plus, je n’étais plus sûr de connaître le mot “polymorphique”.

 -Vous avez peut-être lu ce texte ? En tout cas, il confirme ce que je ressens bizarrement au fond de moi depuis quelques temps. Une perception inédite qui.. qui me fait peur, ça.. ça me pique.

   Je ne comprenais pas.

 -Vous.. vous savez, les sensations qu'on ressent par le bas quand on rencontre quelqu'un. Ce petit frémissement qui vous pique tout au bout de la viande.

  Cette fois, j'eus peur de comprendre, je m'apprêtai ostensiblement à quitter  les lieux illico.

-Attendez, ce n'est pas ce vous croyez, restez un instant. Je ne parle à personne depuis trois jours, il est rare qu'on m'écoute.

  Il ne restait que vingt minutes à poiroter, que pouvait-il m'arriver ?

 -C'est difficile à expliquer, je suis comme le myope qui ne distingue que le flou, je suis  un papier-buvard qui absorbe la substance sans pouvoir la trier. Est-ce plutôt l'instinct qui me trahit où l'apprentissage du code des genres inculqué  dès l'enfance que je commence à oublier ? Même devant un écran de cinéma, je barguigne;  acteurs, actrices.. je ne sais plus de la beauté ou du maquillage, de deux sosies l'un mâle, l'autre femelle lequel devrait m'émouvoir.

  Il planta pouce et index en position serrée sur la table, puis les écarta comme on le fait sur son smartphone pour zoomer un détail que je n'aurai pas repéré dans ses aveux.

-Je.. vous voyez, même en me promenant dans la nature, ma sensibilité s'effarouche. Il suffit que deux branches d'un hêtre confluent à la manière d'une paire de jambes...où même d'un champ de jonquilles... leurs corolles béantes dans la brise, pistils et étamines en garde qui semblent convoquer une orgie. Mon instinct me trahit.

  Il présenta sa petite main devant sa bouche, les doigts alignés en jeu d'orgue, comme s’il devait se jouer d'un rot. Il hésita à poursuivre ? Il décrivait cette fois sur la table de petits ronds avec son index.

-Je.. non, je crois que je vous ai assez importuné. Merci de m'avoir écouté, d'ailleurs il faut que je file.

  Il re-lapa son coca, se leva, esquissa un genre de révérence et s'en alla.

 

  Voilà l’histoire, au moins le temps aura vite passé. Je sors maintenant du McDonald, une mare de pensées me submerge; du sort et du ressort de l'Être humain, du Plonk et du Replonk du sous-voie menant au quai n°6 et du tour et retour d’Olivia.

  Le train entre en gare, j'essaye de reconnaître le visage d'Olivia à travers les fenêtres qui se suivent en saccade comme dans un vieux  film de cinéma.

   Avant de descendre, je vois Olivia dans l’allée en train de dégager ses bagages. Un homme portant chapeau lui donne un coup de main. Ils se serrent la main. Elle me voit sur le quai. Elle esquisse un sourire. Elle est bousculée. 

  Je suis content de la revoir, elle aussi. Je passe quelque instants  à m'infuser dans ses cheveux et à écouter sa respiration. Je nous imagine bientôt à la maison, blottis sur le canapé du salon à former un pays.

  A quelques mètres, l'homme du McDo et celui au chapeau s'accrochent amoureusement dans les bras l'un de l'autre;  comme dans la chanson d’Aznavour. 

   Nous les laissons filer devant.

  Olivia raconte. Elle a fait tout le voyage avec ce monsieur au chapeau. Je lui explique à mon tour comment son ami, au McDo,  avait livré son buffet intime. Olivia prétend mieux comprendre. L'homme au chapeau s’était également confié. Pendant le trajet, plusieurs fois il avait répété "Je ne suis pas homo, comme ils disent". Il avait insisté.  "J’aime les femmes, je leur dois toutes mes histoires d'amour. Ensuite, il avait fermé son poing et l'avait lancé sur  son cœur comme un boulet. " Mais aujourd'hui, sous sa couche en cuir d'homme, se love la femme que j'aime. C'est l'être avec qui je vis".

 


1

Le long Gris




   Bernard replie le journal, pensif. Un paragraphe du courrier des lecteurs titrait <On leur avait pourtant dit de rester chez eux>. “Y'a un truc qui m'embrouille dans cette phrase, et avec ces journées qui n’en finissent pas, ça va me chiffonner un bon moment". Bernard replie le journal, pensif. 

  Heureusement, le Bernard, il a trouvé un truc pour couper court à ces tracasseries et du même coup prendre du bon temps. Il s’organise des balades. Il oriente son vélo d'appartement devant la fenêtre et pédale tranquillement une petite heure en admirant le paysage qui défile dans sa tête. 

  Pour changer d'horizon, chaque jour, le Bernard fait pivoter son vélo d'un empan. Avant le départ, il enfile son maillot Ricola et son short un peu usé. Il ingurgite une bonne quantité de sirop de sureau confectionné par Gina et mâche consciencieusement deux trois leckerlis maison aromatisés au miel du voisin. Puis, il ouvre la fenêtre. Il aspire, inspire, renifle  quelques bouffées d'air vivifiant et met en branle le pédalier de sa machine. Invariablement un claquement de porte se fait alors entendre; c'est Gina qui change de pièce "Ca va de nouveau sentir la transpi dans tout le salon".

  Le Bernard, ça le fait rire.  "Il m' semble que pareille effluve la gênait moins au temps pas si vieux où on se refilait nos virus". Ainsi, Bernard, le sourire aux lèvres, chaque jour, s'en va par monts et vaux se régaler du paysage jurassien.

  Il contourne quelques taupinières durcies par le froid. Des moineaux de printemps chantent dans le sorbier qui, à cause du frais du fond de l'air, refuse de chatonner. Il grimpe la petite colline en direction du bosquet derrière la ligne de chemin de fer.

 Deux milans s'amusent à chercher des courants ascendants et dans le ciel, écrivent leur nom royal en larges couronnes planantes. De ce côté, le paysan a puriné le champ. "Ca va salir mon vélo". Puis, il rejoint son coin à morilles qu'il se donne beaucoup de peine à ne point divulguer. "Avec cette bise, fait trop sec pour une poussée". Un peu plus loin, il s’approche d’un petit plateau tapissé de jonquilles. "Je vais en ramener un bouquet à Gina".

  Bernard, lâche les pédales, s’arrête et prend un peu de sirop. Il est coupé dans son geste par ce qu’il voit. Vers le mur en pierres sèches, derrière la haie de noisetiers, il aperçoit un long gris. Il connaît cette silhouette particulière bien qu’il n’en ait  jamais croisé. Sans doute, trop absorbé à planer avec les milans, Bernard ne l'avait pas  vu venir.

  Le long gris suit maintenant le mur, c’est étonnant ce n'est pas un passage habituel. Il disparaît derrière les branchages plus épais puis réapparaît quelques instants plus tard. On dirait qu'il s'arrête, qu’il observe, puis il allonge à nouveau le pas. On ne le voit plus. Oui, oui, il est là tout à gauche, un peu comme un échassier qui hoche du cou à chaque pas.


 







  Il a passé le champ de vision de Bernard. Celui-ci doit descendre du vélo et le faire pivoter d'un empan. Tout le sirop qu'il a bu commence à lui peser  sur la vessie.

  Le long gris se recroqueville, semble humer les lieux, se relève et change de cap. Il est maintenant à découvert au milieu du pré, il se dirige vers le coin à jonquilles. Il devra sauter le mur. Bernard a vraiment besoin d'aller pisser. Il calcule que si la commission lui prend quarante secondes, le long gris se trouvera à deux encablures de la maison des Hugoniot, encore en zone découverte quand il reviendra. S’il n'avait pas pu voir d'où il venait, il voulait absolument savoir où il allait. Bernard se dépêche; trop sûrement !
En a-t-il  laissé quelques gouttes pour le caleçon, en tout cas il s'exhale subitement des vapeurs  des asperges du midi dans les parages.


"Il est où, bon sang de bois ?". Bernard ne le voit plus, énervé, il déplace son vélo d'un empan dans l'autre direction. Il s'excite, se penche à la fenêtre, toujours rien. Il appelle Gina. "Il était là, j'te jure, ça s’envole pourtant pas ce genre d’oiseau".

-  - Calme-toi Bernard, puis va prendre une douche, ça fouette le long gris qui a bouffé de l'asperge par ici. Elle avait déjà compris.

  Derrière le rideau de douche, l’eau jaillit du pommeau comme autant de remembrances. Bernard se souvient. "Il y a quarante ans de cela, je devais en avoir dix-sept quand je suis parti. Mon père m’avait foutu une de ces détrempées. Ca me revient comme si j’y étais. Je suis revenu trois jours plus tard, j’ai rôdé le long du mur, je suis resté blotti derrière les noisetiers pour dissimuler ma grande silhouette et observé la maison de loin. Je portais cette jaquette grise en laine détendue jusqu'aux fesses. J'avais pu voir ma mère qui sarclait le potager, qui soupirait entre deux rangées d'oignons. J'ai hésité longuement. Alors, je suis allé sur la route cantonale et tendu le pouce. Une voiture s'est arrêtée pour un voyage qui a duré sept ans. Aucun échange, aucune nouvelle pendant toute cette longue transhumance".

 Ce jour-là, son père avait dit, en appuyant lourdement sur le mot "pourtant" avec son accent neuchâtelois mais aussi le ton délétère de la morale, qui avait résonné comme un cri de corbeau ; son père avait dit, équipé de ses bottes d'écurie prêtes au coup de pied au cul; son père avait dit lorsqu'il les  surprit au bûcher, Gina et lui,  en train de s'embrasser; son père avait dit comme on veut se débarrasser d'un chien "Je t'avais pourtant bien dit qu'elle reste chez elle, cette macaroni, elle a la rage".




1

La Corona



Je tape la boîte de médoc sur la paume de main. Elle est vide. Ne sort en saccade que sa notice moulée dans la forme du carton. Je la déplie comme une carte géographique. Il n'y a ni Nord ni Sud, que des océans de langues. En français, il n'y a que quelques lignes. Posologie. Un comprimé par jour (ou pour une personne de moins de 50 kg : 1,5 mg/kcog/j). la prise est à débuter le jour de l’arrivée dans la zone à risque et à poursuivre 4 semaines après avoir quitté la zone impaludée. Merde. Le transistor distribue une chanson de Cabrel.  Elle dit. /* Depuis le temps que je patiente/ Dans cette chambre noire/ J'entends qu'on s'amuse et qu'on chante */ Il est minuit moins le quart, il fait 38°C. J'entends déjà bzz, bzz. Cette nuit encore, je ne dormirai pas. Le siphon de la douche est bouché. Ça sent l'égout. Du pommeau, de l'eau s'égoutte. Un flop flop entêtant. La lumière tangue. Ils tournent autour. J'allume une spirale à la citronnelle. La lumière flanche et j'attends la fin de la nuit seul avec la chanson de Cabrel. /* Au bout du couloir/ Quelqu'un a touché le verrou/ Et j'ai plongé vers le grand jour */ Au déjeuner, Alejandro me raconte les nouvelles, Alvaro est mort, il était vieux mais Amada est née. Les gens ont peur, il restent chez eux. Mais ce qui n'a rien d' homme garde sa loi. Les bêtes restent dehors. Je n'avais pas faim, je n'ai rien pris du déjeuner. Des gouttes de sueur perlent au creux de mes reins. Je suis fiévreux. J'entends psalmodier des olé. /* J'ai vu les fanfares, les barrières/ Et les gens autour */ J'ai passé ma nuit à attendre le jour, je passe le jour à espérer la nuit. Le bzz, le flop. Sans Nivaquine, le mal va empirer. Ils vont s'emparer de mon corps, narguer mes anticorps. /* Dans les premiers moments j'ai cru/ Qu'il fallait seulement se défendre/ Mais cette place est sans issue/ Je commence à comprendre */ Sales bestioles flanquées d'antennes. Si ténues qu'elles passent les mailles de la moustiquaire. Le lendemain matin Alejandro pose le déjeuner devant la porte avec un mot. Il vaut mieux que tu restes confiné. Manuel est mort, mais Inès est née. Écoute, Maria chante pour toi. /* Ils ont refermé derrière moi/ Ils ont eu peur que je recule/ Je vais bien finir par l'avoir/ Cette danseuse ridicule/ Est-ce que ce monde est sérieux? */ La fièvre ne fléchit pas. J'ai la tête prise dans un étau. Je respire mal. Je ne sens plus l'odeur des égouts. La spirale consumée de citronnelle a brûlé aussi mes sens. J'étouffe, je délire Cabrel, tu comprends; pareil aux paroles d'une rengaine sans espace et sans paragraphe. Les fins rayons du soleil traversent

 
suite...








les stores. Ils visent ma nuque. Ils désignent leur victime comme le mayoral t'avait choisi, taureau. Entre deux lames de jalousies, j'entrevois le ciel si bleu /* Andalousie je me souviens/ Les prairies bordées de cactus */
Je suffoque sous ton haleine, taureau. Je rassemble mes forces pour le dernier paso doble. Je cambre mes reins et plie la nuque. Avec le reste de grâce qui me reste, j'arme ma cape couleur de lie de vin. Ils me tournent autour, je les entends. Je plante mes banderilles spasmodiquement, au hasard. /* Je ne vais pas trembler devant/ Ce pantin, ce minus!/ Je vais l'attraper, lui et son chapeau/ Les faire tourner comme un soleil */ Je n'ai plus la moindre chance, moi le héros. Hier encore au Paseo, porté en triomphe, je faisais la fierté des miens. Les gens parlaient. /* Ce soir la femme du torero/ Dormira sur ses deux oreilles/ Est-ce que ce monde est sérieux? */ Maintenant, j'ai froid. Je m'emballe dans le verso de ma cape. Elle a pris la couleur d'un linceul. Je m'effondre. Je coule dans le sable de l'arène. Ils sont devenus mes hôtes sans rien demander. Caché sous ma peau, ils se sont rappliqués il se sont répliqués. /* J'en ai poursuivi des fantômes/ Presque touché leurs ballerines/ Ils ont frappé fort dans mon cou/ Pour que je m'incline/ Ils sortent d'où ces acrobates/ Avec leurs costumes de papier?/ J'ai jamais appris à me battre / Contre des poupées */ Ton épée de corne sur ma trachée, je suis à ta merci, taureau. Je vois ton œil en coin. Ton regard noir reste curieux. Le sang chaud de ton épine coule sur ma joue. Se mélange à mes larmes. Tu piaffes convulsif, arquebouté sur ton jarret. Un liseré humide sur ton museau annonce ma fête. Mes poumons sont secs comme une prose sans espace. Tes muscles tremblent, tu n'as plus qu'à décider.

   Sentir le sable sous ma tête
   C'est fou comme ça peut faire du bien
   J'ai prié pour que tout s'arrête
   Andalousie je me souviens

 
  Mais, Ô taureau, ils ont plus de cornes que toi. Alejandro est mort, c'était mon ami, il n'était pas si vieux mais Esperanza fille de Vida est née.

  Je les entends rire comme je râle
  Je les vois danser comme je succombe
  Je pensais pas qu'on puisse autant
  S'amuser autour d'une tombe
  Est-ce que ce monde est sérieux ?
  Est-ce que ce monde est sérieux ?

   Si, si hombre, hombre
   Baila, baila
   Hay que bailar de nuevo
   Venga

 
2

A leurs pieds, je vivrai heureux


 

  Mes bâtons de randonnée chinois m'ont lâché. Ils étaient légers, vert sapin et télescopiques. Je ne les ai utilisés qu'une seule fois. Par chance, je déniche au garage, une vieille canne en pousse de châtaignier légèrement flambée, équipée à son extrémité d'une virole avec son pic; qui a dû appartenir à mon grand père.
  Est gravé à la gouge à hauteur de sa courbure,  un edelweiss et un mot en allemand que je n'arrive pas à déchiffrer; sans doute le nom d'une station touristique. Mon grand père qui voyageait beaucoup ramenait souvent des souvenirs de ce type. C'est décidé je lâche le chinois qui m'a lâché et, du grand-père décédé j'étrenne le bâton pas fâché.
-Olivia, t'arrive ou bien ? Je suis prêt, moi.

   Je jette un coup d'oeil sur les nouvelles du monde sur mon mobile coréen en attendant. Corona encore, confinement toujours. On doit faire venir des masques d'Asie car on ne fabrique plus rien chez nous. Même pas des produits de première nécessité comme les bâtons de randonnée !
   Corollaire de la vie en couple, ces éternelles minutes ou l'un des conjoints trouve subitement plein de petites choses à faire juste avant le départ, alors que l'autre se retrouve à poiroter au volant de sa voiture japonaise.
   J'en profite pour peaufiner le parcours de la randonnée qui s'annonce spectaculaire. Et le beau temps va être de la partie.

   Après les habituelles anecdotes -nous avons  dû retourner à la maison car Olivia avait oublié d'éteindre le fer à repasser allemand, et au prix de l'électricité enrichie à l'uranium du Kazakhstan.. - et moi j'avais zappé le litage des cornichons hindous dans les sandwichs. Puis un bref arrêt, question de faire le plein d'essence saoudienne dans une station britannique, et nous touchons enfin le décor grandiose et pleinement indigène des Préalpes fribourgeoises.

   Le parking est presque vide. Seul un couple achève de se préparer plié en deux dans le coffre de leur voiture. La dame en doudoune paraît enrhumée et toussote un peu. Elle se mouche à plusieurs reprises. Lui, un vieux monsieur, s'asperge à l'anti-tiques, à l'ancienne, à l'huile essentielle de géranium. Il presse sur sa télécommande, le coffre de la berline se referme et laisse apparaître un large autocollant "ÉOLIENNES, NON MERCI"
  

   Rapidement, engagés dans les sentiers pentus, les senteurs des sous-bois se disputent mes trous de nez avec celles émanées par Monsieur Géranium parti un bon quart heure avant nous en compagnie de Madame Doudoune.
   Je préfère marcher d'un bon pas à un rythme régulier. Je me sens plein d'énergie en fait; la batterie chargée à bloc par un léger courant d'air à l'essence de chlorophylle et de résine d'épicéas. Etrange pays que le nôtre, pauvre et  indigent en matière première -autre que la double-crème de Gruyère- et  pourtant capable de générer un sentiment de satiété comme si son sous-sol regorgeait d'un infini  combustible. Et cela, nous avons fini par le croire. Mais sur nos Monts Indépendants que peut-il nous arriver ? Et le "pieux" clamé à chaque strophe l’hymne national est-il devenu celui où l'on s'est endormi ?

   Olivia profite de chaque enjambée, goûte à tous les râteliers de verdure. Se mire dans  les champs de narcisses qui semblent murmurer en écho "Hélas ! hélas ! Nous ne serons beaux qu'un instant". L'oeil pétillant de plaisir,  elle met en boîte ces si belles images.
   J'accélère, je joue à la marelle tracée par les racines. Vers le ciel, je cabriole à cloche-pied par les cases clair-obscures que le soleil fait valdinguer sur les feuilles mortes au travers de l'épaisse charmille.
   Puis apparaissent les cimes et les sommets rocheux -appelé ici Vanil- et sur l'autre versant on reconnaît le Moléson.

   Tous les deux-trois kilomètres, je découvre un mouchoir en papier jeté en chiffon sur le sentier. Petit Poucet des temps modernes, Madame Doudoune conte une nouvelle fable où l'héroïsme d'un geste désespéré devient celui d'une couardise désespérante. J'avoue, en ce jour de corona-virée, ne pas oser ramasser le détritus avec les mains; je l'embroche avec le pic de ma canne.

   Au loin, un coucou scande son unique refrain.

   On trouve un coin idéal pour pique-niquer. La vue s'étend, je m'étend et Olivia s'étend dans le pré fleuri, confondue dans les boutons d'or et d'argent, elle porte sa plus belle robe. On s'alanguit quelques instants, bienheureux et béats comme des Suisses. De tous  temps pétri d’humilité, notre peuple a fini par en tirer un orgueil irraisonné. Si fier que tout soit en ordre, si fier d'avoir fait le boulot qu’il n’y a plus rien à changer, inconscient du monde qui bouge et qui va finir par nous oublier. T'avais raison Hugo, "La Suisse trait sa vache et vit paisiblement".

   Au loin, un coucou scande encore son unique refrain.

   L'après-midi, nous rencontrons le docteur Guy, de Morges.  Un jeune septuagénaire portant culotte-courtes. Il ressemble à un enfant en course d'école. De bonne humeur, sage, propret et le visage crémé comme lui aurait recommandé sa maman. Il fait quelques commentaires sur la pandémie, puis comme s'établissent les nouveaux codes d'hospitalité post-corona, il nous propose un masque.
 - J'en ai plein mon sac.
   Rapidement, il se met à parler de sa passion pour la montagne. Avec son accent d'Lôzanne, il décrit quelques-unes de ses  innombrables excursions alpestres. Quelquefois, il marque le pas, s'arrête un instant et me toise de façon bizarre. Au passage d'un portail, il me fixe encore au niveau du ceinturon, je suis mal à l'aise et commence à me poser des questions sur l'orientation sexuelle du docteur Guy.
-Passez la-moi, s'il vous plaît !
Cette fois, je comprends que c'est ma canne qui l'intéresse et rien d’autre.
-Voyez-vous, je reconnais ce sigle gravé sur la crosse. C'est celui d’un village touristique que je connais bien, trop bien peut-être.
Il raconte:

   Pour ses trente  ans de mariage, il avait organisé une randonnée au Gantrisch avec son épouse. De bon matin, ils étaient partis à pied sur les chemins. Ils avaient passé le Rütiplötschbrücke, ce pittoresque petit pont de bois qui traverse la Biberze. Regardes !  avait dit sa chère et tendre, il y a une inscription en allemand sur le fronton du pont <que le ciel me protège des dangers de l’eau>. Sans imaginer qu'il s'agissait peut-être d'un avertissement, ils avaient continué leur route. Mais effectivement un orage éclata, assez bref mais violent. A un passage pierreux et étroit que l'ondée avait rendu glissant, sa tendre moitié dérapa, son crâne se fracassa sur un caillou pointu. Les secours n'avait  rien pu faire. Depuis, le docteur Guy, chaque fois qu'il le peut, à pied, en raquette ou en vélo, se rend au Mont-Tendre en hommage, car c’est la haut, à 1679 mètres d’altitude qu’il s'était enthousiasmé avec tellement de  fougue sur les paysages doucement mamelonnés que sa future épouse lui avait fait découvrir ce jour-là.
-J'y suis allé au moins trois cent fois !



 
suite...






   


On sent, le docteur ému. Il ôte son sac à dos et fait mine de chercher quelque chose. Plié en deux, comme en enfant pris en faute, il s'essuie les yeux discrètement. Se relève avec contenance, des bananes dans les mains.
- Ça vous tente ?
   Puis, nos routes doivent se séparer. Suite à la pandémie, on s’est rapidement habitué à ne plus serrer les mains lorsqu'on rencontre quelqu'un. Mais au moment du départ, c’est plus difficile; on a envie de toucher la personne avec qui il s’est passé quelque chose, de témoigner par le geste du bon moment passé.
- Toujours pas de masque ?
   Le docteur en culotte-courtes  prend sa propre direction. Demain, il ira en pèlerinage  au Mont-Tendre. Je lève ma canne en guise d’adieu.

   Vers 17h30, la fatigue se fait sentir, on commence à regarder ses pieds plus que le paysage. C'est à peine si on voit le panneau -une simple fourchette dessinée sur un carton- indiquant le chemin de la buvette d’alpage, qui parait-il, est charmante avec une vue qui fait tourner la tête. Après souper, il ne restera qu’une petite heure de marche pour retrouver le parking. Que ce fût beau, sentir ses cinq sens dans le bon sens, aéré, avec ce sentiment de léger flottement comme un nuage ou plutôt un soufflé au fromage qui a bien levé.

   A partir de là, à quelques minutes du repas, le soufflé retombe avant même de l’avoir entamé. La réalité de la vie, l'inconséquence de la vie...

   Le dernier tronçon est bien raide. On entend plus le coucou. Par ici, la montagne fait la grimace, elle tire des langues de glace des Vanil; les derniers névés. Tout-à-coup, devant nous se dresse vilaine, arborant sa toute-puissance par la laideur qu'elle impose, une antenne 5G. Amarrée sur une cabane de cochon construite  par des cochons, elle jubile; voir le peuple prosterné à son pied en train de  télécharger des séries vidéo en quelques millisecondes l'incite à bander son mât vérolé des plus ostensiblement.

   En bas du petit escalier en bois qui mène à la buvette, on distingue encore le sommet de l'antenne qui dépasse d'une colline. Pourquoi autorise-t-on si docilement l'installation de ces tas de ferrailles ? Non aux éoliennes disait l'autocollant sur la voiture de M. Géranium, celles-ci ne bénéficient  visiblement pas des mêmes passe-droits. Pourtant, j'aime leurs élégance, la finesse de leurs pales. En plus, elles incarnent la volonté de prendre les choses en main. Faudra-t-il combien de COVID pour que l'on réalise ce vide, notre dépendance totale. Je pousse une bouffée d'exaspération saturée de CO2. Mais déjà, je dois retenir mon souffle, estomaqué face  à ce que stipule l'affiche qu'Olivia vient de remarquer. Ils ont osé ! A partir d'aujourd'hui nous devrons payer l'air que l'on respire. 
       "Masque obligatoire. CHF  3,50 pce”

Ben merde !

   La patronne du chalet désinfecte les tables. Plus exactement, elle fait pschit-pschit à la volée avec son atomiseur comme recommandé par les autorités, sans plus de conviction comme si elle agitait un spray anti-moustique.

   A peine assis, le dzodzet du chalet, par une habile pirouette explique comme si on  avait le choix, que pour boire et manger on peut “si on préfère, si y’a personne autour” descendre le masque.

   A la table d’à côté, Monsieur Géranium et Madame Doudoune finissent leur fondue au chèvre, mi-masqué. Madame éternue, elle ne sait que faire du mouchoir. Elle nous reconnaît, elle  fait un petit signe la main. Je lève ma canne ou restent accrochés des lambeaux de mouchoirs embrochés pendant le périple.  Gênée, elle enfouit précipitamment son mouchoir  dans la poche et son regard dans le vide.

   A une autre tablée,  des jeunes filles rigolent à pleine dents. Le patron en bredzon, debout sur l’étroite galerie émet ses witz à la cantonade. Vêtu de sa belle chemise d'armailli,  droit comme une antenne 5G, prenant le pittoresque en otage, il émet des commentaires venus du moyen âge où la femme n'est  bonne qu'à rester aux fourneaux. La réponse en  rire de ces jeunes filles me surprend, ou alors maîtrisent-elles le sens de dérision  mieux que moi.

  Cette ambiance particulière nous a coupé l'appétit. Pour couronner le tout, Olivia me reproche d'avoir mis des cornichons dans le sandwich, qu'elle n'aimait pas, que ça faisait la centième fois qu'elle le répétait.
   Pour finir sur une note  positive, après une si belle randonnée, on se commande des meringues à la crème double. J'engloutis la mienne en quelques secondes. Ne reste qu'une seule miette. Olivia préfère la crème, elle flanque sa meringue dans mon assiette. La miette représente alors 1% du dessert. J'y ajoute une, puis deux , puis trois autres miettes catapultées hors de mon assiette. Les miettes représentent 3% cette fois. Olivia se ravise, ça à l'air trop bon, elle récupére la moitié de sa meringue. Je réalise que la proportion de mes miettes  indigènes est passée à 15% , exactement comme les éoliennes si un jour, on arrivait à réduire notre consommation totale d'énergie.

   En partant, M.Géranium vient nous saluer, madame est partie devant sans faire de faux semblant.
-Elles sont bonnes ces meringues ?
Il me tend la perche, je lui explique la nouvelle théorie des miettes et ne peut m'empêcher un sourire au moment où je lâche : "exactement comme les éoliennes". Après s'être débarrassé de son air embarrassé, il se présente; il est chef d'une petite entreprise. Il a dû licencier la plupart de son personnel à cause de la crise. J'avais perdu ma bonne humeur, cette fois j'ai carrément le cafard. Je posterai le récit de cette journée  aux personnes qui aiment lire mes histoires demain. J'ai pas envie d'user des services de la grosse antenne qui semble avoir donné du "ça va pas  le chalet " aux gens du chalet.

   Nous quittons la buvette, libérés de  ces masques anxiogènes. Nous profitons une dernière fois du paysage marbré  de mille merveilles avant de redescendre dans la vallée.
   Très loin, sans doute où le soleil couchant forme un agrume et se noie dans son orangé, la fleur crépusculaire d'une éolienne agite ses pétales au gré d'un air désabusé.



 

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Redondance




   J'ai déjà le mouton de ton frère, il ne faut qu'un oignon et une aubergine sinon nous avons tout pour la ratatouille. 

   Pour la bonne pâte qui va faire les courses, Raquel compte sur moi. Et prend quelque chose pour le dessert. Autre chose que des bananes ! 

   J'y vais en vitesse, en salopette,  en schlapp, en snobant le passage à la salle de bain;  à cette heure il n'y aura personne.


   En cinq minutes, je remplis mon cabas dans mon caddy. Et encore, je dissous quelques secondes dans le doute à choisir entre les mille-feuilles façon Tricatel et le duo de caracs glacés à l'emballage plastique.  Et puis, ils avaient de nouveau changé de place les Toffifee.


   Je file vers les files à la caisse les yeux cloués au sol; surtout ne croiser personne que je puisse connaître. C'est bien, il n'y a pas trop de monde. J'en suis à hésiter entre les tic-tac et autres schleck entassés sur le présentoir alors que la carte bancaire de la dame de devant est refusée pour la deuxième fois quand j'aperçois la copine de Raquel sur la file d'à côté. Plan d'urgence. Un, tourner la tête, deux aller n'importe où pour ne pas lui tomber dessus. J'abandonne mes principes de protection du travail pour les caissières en voie de disparition et me dirige comme quelqu'un qui a la vessie pleine, à toute vitesse vers l'accueil automatique.

   Bien sûr, j'ai oublié de peser l'aubergine et pour éviter un éventuel avocat, je préfère à la balance retourner. Je n'aurai pas dû !


   Cette acariote de copine s'était trompée de yogourt et était revenue à l'étal, nous évitons  de justesse un choc frontal où l'airbag ne s'est pas déclenché qu'au profit d'un mutuel air con. Surtout moi. Je me rappelle de notre pitoyable rencontre à nouvel-an. Puis, le dépannage de sa camionnette en pleine nuit par -20°C où je m'étais gelé les pattes. Le delco, c'est toujours le delco sur cette marque de char. Je ferme les yeux, respire  en pleine conscience, le diaphragme quand même un peu crispé. Les boules. Les hypocrites salamalecs. Elle aussi chausse des schlapp. Pour la première fois, je la trouve sinon jolie, autant mignarde qu'une 

ciguë peut l'être. Elle commence par un compliment, c'est mauvais signe. S'en suit un retroussement de la narine droite, elle va me parler de mon livre, c'est sûr. J'ai lu tes derniers textes sur ton site, j'ai bien aimé le long Gris, j'y ai retrouvé l'ambiance que mon père, immigré du Piémont dans les années soixante, nous racontait quand j'étais petite.


   Arqué sur mon caddy, juste en dessous de la pancarte "épices et condiments", il ne me reste plus qu'à attendre tout le sel de ses sarcasmes.

-Fais gaffe au plafonnement !

-?

Oui, tu as à peine écrit un livre nouveau et livré quelques nouvelles et v'là que tu te répètes.





 
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   C'est normal que tu reviennes sur des thèmes de prédilection, mais de là à ressasser tes propres phrases, à te citer toi-même, ça sent l'essoufflement. Tu record' a-t-elle articulé avec un vague accent anglais. Tu zozotes, je sais pas moi, voyage, ouvre tes tiroirs, lis d'autres livres. Moi, par exemple je suis en train  de lire George Orwell, je peux te dire qu'il savait faire montrer à ses personnages ce qu'il avaient dans le slip, rien à voir avec tes bavardages de gentils farfadets.


 Je me suis toujours demandé comment cette camionneuse pouvait s'entendre avec Raquel. Sans doute, son franc-parler désarçonnant cache-t-il une âme sincère, et son aplomb un équilibre précaire.

    Les haut-parleurs du magasin annoncent des prix cassés au rayon lessive ce qui relativise à point nommé la comparaison entre les coloris flamboyants des pages d'un George Orwell et mon style modestement délavé. 

   Je prétexte un soudain besoin de Persil lave plus blanc et une bouteille de Madère pour le jambon de demain pour me sauver.


   Au parking, à peine installé au volant, cojitant, en train de me demander si cette casse-pieds n'avait pas un peu raison, j'entends qu'on frappe sur les vitres. Non, c'est pas vrai, encore elle !

-Dis, j'arrive pas à démarrer mon car - elle appelle sa fourgonnette défoncée, un car - t'as pas cinq minutes ?

-Le delco, ma belle, le delco. Pardonne-moi, ça fait un peu redondant, mais je crois l'avoir déjà répété.



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Le bonheur est dans le pain



Cher.e.s ami.e.s, 

   Nous entamons nos vacances, avec Olivia, en Dordogne à Roupillac, ce village au nom légèrement imaginaire, pour nous reposer et y laisser ronfler les tracas de la vie régulière et laisser derrière nous ces longues soirées d'hiver  à regarder "Le bonheur est dans le pré" sur M6, la F1 sur F2 ou rien de neuf sur W9. Quels bienfaits que de troquer ces programmes télévisés contre ceux, si rassérénants, que la nature imagine.

  Mais pour bien comprendre un endroit, ne faut-il pas y marcher dessus avec les pieds, sauter sur ses sentiers, boire ses rivières, inhaler sa campagne, se racler la gorge de son arrière pays, peut-être même cracher par terre pour ne pas succomber tout de suite  à l'ivresse des paysages comme on le fait quand on déguste des bons vins.

  Le moindre vestige repéré sur un sentier vicinal peut à tout moment  susciter un émoi. Un oiseau mort gisant entre deux racines entraîne une enquête, déchaîne son lot de questionnement alors qu'une volaille étiaffée en strates rougeâtres sur une autoroute encourage surtout à ne s'en poser aucune et encore moins à vouloir chercher des réponses.

  Et ce crottin encore fumant sort-il du cul d'un bourricot croulant sous le bât chargé d'énormes paniers de noix ou de celui du destrier d'un chevalier errant depuis le moyen âge allant en ces châteaux découpés dans le ciel bleu roi, narcissiques au point de se pendre dans les falaises pour se mirer dans les méandres de la Dordogne. Quel architecte troglodyte et un peu fou, aura cloué  ces décors à ces parois de calcaire jaune, ces autres châteaux, ces chapelles pour des siècles entiers.

   Maintenant que le crottin a refroidi, je comprends que le preux chevalier errant, avide de faits d'armes a bien terminé l'oeuvre de son lointain cousin manchois, et avec l'aide du progrès, a détruit tous les moulins à vent qui virevoltaient encore sur chaque colline.

   Il aura enlevé son heaume, se sera gavé de fois gras et d'une lichette de pain, goulotté en torrent le vin âpre de Bergerac. Assis sur son cheval comme sur un trône, il aura considéré son fait, émis un gros rot. Son destrier aura commis par l'arrière ce que son maître venait de faire par l'avant se délestant ainsi d'un souvenir. 

  Puis, l'équipage aura disparu pour un temps en dodelinant le train. Puis, le crottin s'est fossilisé.  Et là, mes bons amis, vous trouverez invraisemblable comme moi, qu'à l'école, on nous ait mis dans la tête que l'histoire commençait avec l'apparition de l'écriture alors qu'ici, nos ancêtres, depuis longtemps, avaient inventé un art, une sorte de cinématographe rupestre encore visible dans des grottes obscures où l'odeur de grabon d'ours remplaçait  avantageusement les horribles effluves de pop-corn d'aujourd'hui.

   En fait, en Dordogne, tout se confond. L'histoire, la préhistoire, la réalité, les fables semblent se broyer entre les meules d'un moulin mu par le temps.  

  Tenez, pas plus tard que hier, nous avons croisé un nain. Un nain magnifique, bien proportionné, pas plus haut qu'un mètre. Sans bonnet, mais avec de la barbe, de bonnes joues et un regard rieur. Il habite justement un moulin - à eau cette fois -  qu'il a remis en état. Comme un forçat, comme ses congénères de légendes, il a remonté de la source sous-terraine des tonnes de calcaire, reconstitué le rouet équipé de pales qui feront tourner le mât entraînant les meules de silex. Le petit-homme, tout de même âgé, saute et rebondit sur sa vieille installation, puis on entend des bruits rauques, des craquements, un auget vibre doucement d'un coup, la mouture s'échappe d'un tube et s'épand lentement dans une sorte de pétrin. Le nain, un peu magicien, égrène  la mouture entre pouce et index pour en mesurer et régler  la texture à l'aide d'une manivelle. Puis, il ouvre un énorme buffet ou tourne une espèce de moustiquaire aux mailles de plus en plus serrées. Elle tamise le blé moulu, d'un raffinement grossier à une fine poussière  blanche, d'une belle poudre de pain assurant le goût et la digestion du gluten à une (trop) fine poudre de perlinpinpin sans plus de qualités nutritives, insipide, favorisant l'intolérance au gluten.

   Le joli nain, décoré d'un liseré de farine sous la paupière nous offre un jus de pomme pas du tout empoisonné. Quand arrive Blanche-Neige, son épouse, je suis un peu déçu; elle a mal vieilli la pauvre, vivre longtemps heureux et avoir beaucoup d'enfants entraîne certaines séquelles.

   Le soir même, par contre nous assistons à la fin d'une légende. Pourtant, tout avait bien commencé, nous nous arrêtons pour manger sous une irrésistible - d'après Olivia en tout cas - tonnelle fleurie, une jolie terrasse garnie de lauriers roses et de verveines rouges . Et puis là tout s'écroule, l'image du service hôtelier à la française et ce qui est possible de servir dans l'assiette au pays de la gastronomie. Nous aurions dû nous douter de quelque chose, le village s'appelle Larnac.


   Nous avons encore à l'oreille le murmure de l'hymne au bon pain et voilà ce qu'on nous flanque, une baguette si sèche qu'elle se désagrège au toucher comme si elle avait passé dans une termitière. D'ailleurs, le repas dans son entier a dû passer dans une termitière , rien n'est beau, rien n'est bon. Se surprendre à écouter davantage les discussions des tables voisines qu'à laisser fondre le foi gras au fond de sa gorge en est bien la preuve. Faut bien dire, que contrairement à notre repas, les échanges de la table d'à côté sont particulièrement savoureux. Chut...c'est leur première rencontre.


 
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   Lui, céréalier à Farignac, un solide bonhomme de la cinquantaine dont la morphologie a été étudiée pour tenir en équilibre son énorme bedaine. Il a enfilé une chemise à manches courtes, bleue passée. Neuve certainement, même si embrioché dans un jean acheté au Super-U, on pourrait penser qu'il est né déjà vêtu de ces habits-là. Il est rasé de près et semble avoir évité le piège de l'after shave bon marché mais il a gardé intact dans ses narines grosses comme des lucarnes de navire, une abondante pilosité comme s'il s'agissait d'un jardin auquel on touche pas.

   Elle, éleveuse de canards à Foigrac, une dame va-t-on dire longiligne et assez maigre, porte de façon altière une robe en nylon imprimé fleurs. Elle laisse flotter sur son  front ce que les cacatoès à huppe portent sur la tête, une sorte de mèche blanche entre cheveux et plumes qui s'anime lorsqu'elle bouge la tête.

   Sitôt arrivés, en attendant que le garçon les place, lui a tenté une approche audacieuse excluant toute hypothèse d'un simple comité de l'interprofession périgourdine de la volaille. Prétextant se mêler les pinceaux sur un pot de fleurs, il - Eric et Patricia, nous apprimes leurs prénoms un peu plus tard - s'approcha, rasant de son gros ventre le flanc de Patricia et passa  furtivement sa main sur le bas de son dos, voire même en-dessous d'un geste déplacé mais qui selon la perspective qu'il nous était donné d'avoir pouvait paraître au contraire rudement bien placé. Patricia, stoïque, sentimentalement au pain sec depuis belle lurette trouva dans cette posture invitation, enfin, au festin attendu du gras de la vie; elle ne s'effaroucha pas le moins du monde.

   Maintenant, les scènes se succèdent où l'on ressent toute la solitude et la détresse des paysans d'aujourd'hui isolés souvent  dans leur domaine situé loin de tout à trimmer du matin au soir. 

   Patricia raconte comment Gilles, seul voisin  et ami d'enfance avec qui elle a partagé tous les coups durs avait cessé de lui adresser la parole du jour au lendemain quand il a rencontré sa compagne. Ventru, mais pas insensible, Eric tend sa main, elle s'y raccroche brièvement et se ravise. Eric parle de sa nouvelle acquisition, une moissoneuse-batteuse flambant neuve. Il lui promet de faire un tour ensemble, si ça marche entre nous ajoute-t-il. Ils sont main dans la main cette fois. Elle décrit son élevage, parle, comme s'il s'agissait d'un enfant de sa vieille oie qui malgré une "grosse histoire" lui tient toujours compagnie. On ne comprend pas tout.

   Puis, sonne le portable de Patricia, le point d'orgue de la soirée. C'est un fournisseur de graines qui n'a pas pu livrer à temps. Mettez-les au fond du jardin a-t-elle dit. A ce moment, mes amis, quel instant de grâce. Vous auriez vu la félicité de son visage et la façon dont sa frange se mit à balancer comme une branche de fruitier chargée quand elle a pu dire parce que cela ne lui arrivait jamais :      "Je ne serais pas de retour avant onze heures ce soir...". Puis tout le réseau de la téléphonie mobile de la région s'est arrêté  laissant le maximum de bande passante comme une haie d'honneur et laisser passer le bonheur inouï et solennel qu'elle avait dans la voix. Dans sa vie de travail et de renoncement, combien de fois avait-elle pu prononcer ce sous-entendu exquis : "...peut-être plus tard selon les circonstances".

   Il est onze heures, cette fois Patricia et Eric se pétrissent le bras comme on le fait dans la maie d'un bon pain. Ils se nourrissent réciproquement de tendresse, le coude de l'un enfoui dans la main présentée en boisseau de l'autre. Si intensément que ça sent le levain. Que même pourvu de la plus prude des imaginations il faudrait être gavé de trop de bonne chaire pour ne pas distinguer dans leurs regards - de l'homme surtout - de lourdes meules de pierre, celle plus ou moins dormante du dessous et celle mue en ballet tourniquant du dessus, broyer le blé et laisser s'échapper en saccades la farine et le son de par les rainures du caillou.

   Je règle la note du resto un peu comme une redevance TV, en rouspétant mais en se disant qu’il faut bien soutenir ce genre d’émissions en directe. Nous partons nous coucher, il reste un peu de route. Olivia tient absolument à faire le tour de l'établissement pour se persuader qu'une équipe du "bonheur est dans le pré" n'est pas en train de filmer la scène pour un épisode, cette rencontre d'anthologie.

   Arrivé à notre gîte, impossible de fermer l'oeil. Dans la chambre, une plume de cacatoès virevolte dans un nuage de farine et vient se poser sur l'édredon sans faire de bruit car comme le nain l'avait si bien raconté, la farine n'a plus de son.

Nous nous réjouissons  de vous revoir bientôt.


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Le Musso du rocher de Tablettes


 Enfin ! Après la quatrième tentative, j'y suis. Quel panorama, c'est magnifique.

    La première fois, j'ai crevé à 200 mètres de la métairie du Grand Coeurie. J'avais besoin d'eau pour cerner la fuite, voir le filet d'air qui s'échappe en glouglou par le trou de la chambre à air. Il y avait un abreuvoir à proximité, j'ai donc pu rustiner allègrement. Du coup, je me suis senti obligé d'aller prendre une consommation. Ça sentait tellement bon le coquelet grillé au four que je n'ai pas pu y résister. 

    Ensuite, la patronne s'est mise à raconter l'histoire étonnante de la métairie. L'ancienne ferme brûla, puis fut rachetée et reconstruite par le fondateur de la marque de montre Zénith. Mi-ferme, mi-usine perdu dans la montagne, cet agrégat de maisons où la couleur du béton domine fait penser à un poste frontière où, si nous  étions en Écosse à un château mystérieux cerné par les auréoles  d'une brume automnale.

  Le patron a offert comme digestif une gentiane maison. Par solidarité avec le glouglou de ma chambre à air, j'en ai repris une pour la route.

    On avait beau être chez Zénith, je n'ai pas vu l'heure passer. Bref, j'ai fini par appeler Olivia pour qu'elle vienne me chercher. J'ai fait montrance d'une joyeuse lucidité, elle a fait remontrance de mon état d'ébriété. J'ai certainement dû crocher sur un mot à l'insu de mon plein gré.

    Évidemment dans la voiture, le trajet du retour, à part un ou deux "Tais-toi, maintenant ! " s'est déroulé dans un silence asphyxiant. Et bien sûr - je décris ici une scène que les  amateurs de gentiane doivent connaître - sitôt rentré, j'ai eu droit au lit à part dans une pièce à part. Si ça n'avait tenu qu'à elle, Olivia m'aurait envoyé en quarantaine dans une maison à part. Puis, je me suis endormi dans un monde à part.

    La deuxième fois, pour éviter toute tentation de coquelets grillés principalement, je suis passé par dessous, par Brot-Plamboz et grimpé le becquet de la Plature. Mais à peine sorti de la forêt à hauteur de La Frêtreta, un orage diluvien a éclaté. J'ai du appeler Olivia. J'ai pu joindre le col de la Tourne trempé comme une baleine. Gentleman aux pieds palmés, j’ai invité Olivia au resto sis juste-là comme un cou sur son col. A vélo, on voyage léger, j’ai eu juste de quoi lui offrir une croûte au fromage; la royale tout de même. J'ai dit clairement  "Non" quand le patron est arrivé, une bouteille de gentiane à la main.

    La troisième fois, fort de la parfaite connaissance du trajet acquise, j'ai testé quelques raccourcis, le premier m'a fait perdre une demi-heure à pousser mon VTT entre les racines et les ronces d'un forêt hostile. A certain endroit, je fus écœuré par l'odeur de résine puis par le triste spectacle de conifères qui séchaient sur pied par dizaines, livrés à une armée de bostryches. Pour les épicéas, ça sent décidément le sapin ! Puis, à faire l'impasse sur le chemin connu et me retrouver dans l'impasse de ceux inconnus, à slalomer entre les gentianes sur des pâtures arides marquées par le sabot des vaches, je me suis éreinté. Fatigué, presqu'à bout de ma réserve d'eau, j'ai préféré rebrousser chemin. Au moins, cette fois je n'ai pas dû appeler Olivia. Et puis, j'ai pu observer une autre jolie biche qui broutait sous un bosquet avec ses deux faons. J'ai croisé un écureuil également.

   Mais cette fois j'y suis bel et bien au Rocher de Tablettes. Et ça vaut le coup d'œil. On voit au fond les Alpes avec les trois sommets les plus célèbres des Alpes bernoises. Je comprends enfin une vieille  expression de mon grand-père. Il résidait à la Ferrière ou l'on parle une langue étrange: le französischetuch, les phrases commencent en français et se terminent en suisse-allemand et inversement. Pour l'expression : Quand l'Eiger regarde trop la Jungfrau, le Mönch se fâche, elle devient plus explicite en français vrai. Quand l'Ogre regarde la Vierge, le Moine se fâche. Il existe, paraît-il, des versions bien plus graveleuses mais mon grand-père ne me les a jamais enseignées. 

   Il arrive que l'imaginaire collectif écarte les lieux-dits de leur définition première;  Eiger, contrairement à une idée reçue, signifiant plus probablement « grand épieu », une sorte de lance de chasse. 

    De ce nid d'aigle, on surfe quasiment sur les trois taches bleues que forment les lacs, on survole pratiquement le Littoral neuchâtelois, le Vignoble, l'Areuse et les Vallées. En bas de la falaise, on reconnaît  les Grattes où broutaient les diplodocus. Puis Rochefort. Je ne distingue pas les ruines du château depuis lequel régnait l'abominable et cruel seigneur Vauthier.

    Le paysage et la nuit des temps se confondent, l'espace et le temps ne font qu'un, vraiment. 

    Je me penche un peu, j'attrape le vertige mais au lieu d'être attiré par le vide je me sens au contraire submergé par un trop plein d'images. Je m'imagine Musso - ce nom me vient spontanément - un gueux, qui pour échapper aux vilénies du triste seigneur Vauthier, se réfugie ici sur les hauteurs.

    Au début, il vit comme un sauvage dans une hutte faite de branchages. Il se nourrit de racines et de cueillettes, puis progressivement  de petits gibiers. Un peu plus au nord, les montagnes sont habitées par des paysans vaguement franchisés. Le premier hiver et les suivants, il donne des coups de main aux paysans contre un bol de lait, un quignon de pain et la possibilité de dormir dans la litière au chaud à côté du bétail.

   Mais sa véritable nourriture, à Musso, et aussi son réconfort reste cette sensation de liberté, ne devoir donner acte d'allégeance à plus personne. Il laisse planer son regard sur le bourg de Rochefort, il contemple sa vraie misère passée. Un jour où les clameurs résonnent avec allégresse, son visage serein est trahi par un rictus; ça y est, il ont décapité Vauthier le fourbe.

    L'imaginaire collectif écarte quelquefois  les lieux-dits de leur définition première. Tablettes en est peut-être l'exemple, Musso s'en servait pour écrire. Lui, le manant, lui, le pouilleux, il écrivait sur les Tablettes.






 
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    Évidemment, jamais Musso le gueux n'eut la chance d'un quelconque cours de lettrage. En réalité, même son vocabulaire était trop mince pour en envisager la possibilité. Quelque part pendu entre ses tripes et ses mains il possédait un Art. Par des dessins juxtaposés extrêmement petits et serrés, il avait le pouvoir de raconter des histoires. Il gravait sur les Tablettes de calcaire des points séparés par des absences de points; un langage, qu'on appelle aujourd'hui binaire. Des 1 et des 0 qui forme des images plus que des mots.

    Je jure que je n'ai pas touché à la gentiane du Grand Coeurie, mais tout s’est révélé subitement. En sortant de mon sac à dos un sachet de raisins secs, mes clés sont tombées au sol. En grattant la mousse, j'ai senti des points saillants sur la roche un peu à l'image de l'alphabet braille. Mes études en informatique allaient enfin servir à quelque chose. Je ne lisais pas les histoires, je les voyais comme un musicien peut entendre une mélodie par un simple coup d'œil sur la partition.

   J'ai dévoré le roman de Musso. La fois où, avec ses images binaires, il raconte cette nuit de terreur. Au clair de lune, une meute de loups s'était approchée de sa hutte. Mortifié, il resta terré, barricadé attendant je ne sais quel miracle. Heureusement, un troupeau de quelques vaches avec leurs petits veaux paissaient non loin. Musso décrit la scène ...les vaches héroïques, placées en cercle pour protéger leurs progénitures, cornaient à tout crin dans une débauche d'énergie invraisemblable. Un loup feignant une attaque par devant pour faire diversion et le reste de la meute, par derrière, s'élançant en force sur la ligne bovine. Les loups à moitié embrochés volaient dans le ciel et revenaient à la charge par un autre côté. Les loups affamés cherchant à planter leurs crocs dans les mamelles des vaches. Le sang giclait de toute part, scintillant sur les rayons de lune. Et, les veaux pétris de terreur beuglaient au milieu du carnage.

   Tout s'arrêta  d'un coup. Le chef de meute ordonna, par quel signal, la fin de l’assaut. Le troupeau s'en sorti par d'innombrables lardasses à même la chair et des tétines en lambeaux. Aucun veau ne fut blessé, à part l'un d'eux touché profondément au jarret.

   Puis on entendit des cris, on vit du feu, des flammes, des fourches, des cordes  et des faux. On vit, des hommes enragés attraper des loups blessés, les massacrer , les viander à coup de faux, les lacérer à force de fourches. Les faire tournoyer vivants sur des pieux. On vit dans le regard des hommes toute la furie des bêtes sauvages, ils ne voyaient plus qu’au travers de l'aveuglement frénétique du massacre.

  Musso, termine le chapitre de cette sombre histoire en expliquant comment ce jour-là, s’est inscrit à tout jamais dans l’imaginaire collectif du peuple des loups, la peur de l’homme et non la peur des vaches, ni des autres espèces animales.

    J'en étais certain - suis-je le seul ? - Musso n'avait pas inventé ce système de pictogrammes binaires juste pour des histoires de bestioles, fussent-elles des loups. La véritable raison apparaît plus loin sur la Tablette. L'impulsion première qui a mené Musso à cette littérature rupestre, évidemment, ne pouvait être autre chose qu’une histoire de cœur. Sans surprise, on apprend que Musso s'était imprudemment amouraché d'une gente dame convoitée également par le seigneur Vauthier. Bizarrement, ou est-ce quelques saillies érodées sur la pierre qui trompe ma lecture, la dame portait l’anachronique prénom de Kate. J’ai réussi à déchiffrer quelques extraits de l’histoire.

...nous nous croisâmes au pied du donjon, à cet instant mon cœur s'emplit d'une brusque chaleur, il ne m'était jamais arrivé plus grand bonheur que de sentir cette flèche parfumée de délice transpercer mon corps avec la seule douleur de ne pouvoir enserrer sur-le-champ la belle archère.  

 …les gardes patrouillaient dans tout le fief, j'étais comme une bête traquée, courant d'une cache à l'autre. Tapis comme un rat, crapahutant, le cœur battant au rythme du tambour avant la mise à mort, je n’avais pour quête, ma tendre Kate, que d’emmener dans mes souvenirs, votre ensorcelante image. Dans mon désarroi, je suis allé près du donjon dans le fol espoir de vous apercevoir une dernière fois. J’avais besoin de me convaincre encore que tout mon amour pour vous valait bien cet exil et toute l'incertitude de mes lendemains... 

 ...les loups sont revenus cette nuit. Je n’ai plus peur. Mon seul tourment, Ò ma Kate, reste celui de votre souvenir. Il n’est un jour ou comme l’envol de la grive musicienne, mes pensées partent dans les airs allant chercher vers vous un nid de réconfort et de tendresse. Ô ma mie, qu’avons-nous fait de naître nus alors que d’autres se trouvent parés d’or dès qu’il voient le jour. Qui donc décide de celui qui fait courbette et de celui qui donne le bâton ? Quand viendra-t-il le jour où nous, sac de tripe et vermines de tout poil, oserons-nous nous embrasser avec, poser nos lèvres, les mots “égalité et liberté” ? Oui, ma tendre Kate, ici dans les cimes, ces mots veulent dire quelque chose. Les hivers y sont rudes et ne finissent jamais, mais quel bonheur, le matin, quand je contemple la plaine de sentir le vent dans mes cheveux et ne devoir me baisser devant  personne.

   Des marcheurs un peu bruyants, viennent perturber ma lecture, ils font quelques photos depuis le promontoire  puis s’en retournent en baragouinant en suisse-allemand ou en französischetuch de la Ferrière. Peu importe, face à moi-même, je n’ai qu’une seule envie, celle de partager ce moment de plénitude. 

   J’ai du appeler Olivia. 

   Mon sachet de raisins secs et vide, sûrement Musso; il n’est pas mort, ce con.

   Je range ma tablette dans son étui.

 



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Le Resilient



   La vieille dame referme le magazine. Elle écorne une page de la rubrique famille. Elle pense : "Sait-on jamais peut être va-t-il tomber dessus." Elle pose le journal dans le panier de la réception de l'EMS, s'en va dans sa chambre. Elle ne se sent pas très bien.   
    Le long du couloir, elle réfléchit. C'est vrai qu'il est un peu comme ça. Il habite dans la chambre d'à-côté et pourtant il reste mystérieux et insaisissable. Il semble n'avoir besoin de rien et de s'habituer à tout. Mais bon, il parait d'après l'auteur de l'article, que les Telllou sont doués d'imagination, que leur qualité 
d'adaptation supplante leur volonté de réalisation.
   Elle se met au lit. Elle entend du bruit de la chambre d'à côté. "Il regarde la télé, mon insaisissable". Elle éteint la lumière, tousse un peu et s'endort.

   Il est assis mollement sur un banc public de la rue de l'Avenir à observer le temps passé. Il est assis sur le siège en fer du rateau-faneur, tiré par Univers, le cheval. Il surveille l'andain qui approche, dans quelques mètres il devra tirer la corde qui déclenche le mécanisme de levage. Ressemblant à un paon qui fait sa roue, les dents du râteau se soulèvent dans un phénoménal claquètement de grues.
   A chaque passage, d'immenses taons harcèlent l'Univers sans répit. Le cheval se cabre, Tellou crie "Hue" et claque ses lanières sur la croupe de l'animal.
   Toute cette ménagerie passe, laissant derrière elle un serpent de foin enfoui dans l'andain plus gros à chaque tour.
   Tellou se lève du banc. Il est 17h20, il a fini de ratteler. Je dois aller traire pense-t-il.

  Il est 3h00 du matin, l'orage gronde, un éclair fracassant réveille Tellou en sursaut. Affolé, il presse le bouton d'urgence qui équipe les lits de l'EMS. Ça sent la fumée. Il voit des flammes, la ferme est en feu. Il court réveiller ses vieux parents, va voir s'il reste du bétail à l'écurie. Heureusement, en été, les vaches sont sorties pendant la nuit. Le feu a brûlé la grange. Les flammes en danse macabre menacent maintenant l'appartement. Bravant la fumée, il entre, tente de sauver quelques documents, le porte-feuille sous la pile de chemises et le portrait du général  Guisan. Au loin, on entend des pin-pon, quand les pompiers arrivent, il n'y a plus rien à sauver.

   Il est dos appuyé sur le conduit de descente du chenau à l'angle de la rue du Dr. Coullery, les bras croisés. Il regarde les passants passer.  Deux amoureux s'embrassent. Enfin, la fille sort une cigarette. Stella prend la clope et la plante entre les lèvres de Tellou. Il camoufle sa surprise. Sans piper mot, elle tend sa bouche, une nouvelle cigarette pendue à la lippe pour embrasser celle de Tellou. Elle s'appuie du plat des mains sur les épaules de Tellou, elle lui donne le feu. Il ne sait que faire, lui qui n'avait même jamais pensé à fumer. Alors, il appelle son bouvier bernois qui s'était mis à aboyer "Tais-toi, Guisan".
   Les jours suivants, le flirt au fusil il va lui-même acheter les clopes à l'épicerie du village. Quelques fois, il y va à pied en passant par le haut. La rue, autrefois nue, est habillée de villas cossues. Une famille de maçon immigrée d'Italie avait prospéré ici. Les cyprès survivent plus qu'ils ne poussent mais sous le sole mio et le ciel azura une petite ambiance italienne s'y est développée. Pour ce Tellou amouraché, c'est ciao bella vita.
   Il retrouve Stella à la lisière de la forêt non loin du rucher. Ils plaisantent, se font des papouilles comme des ados. Il s'emballe, l'étreint. Dans le mouvement, ils finissent enroulés par terre. Ça le démange de partout. Elle aussi semble piquée. Il tente de l'embrasser. Elle le gifle. Tu croyais quoi, pauvre type ? Elle part réajustant sa robe, elle porte des rougeurs sur la jambe. De ses mains, Tellou se masque le visage rongé par le désarroi. Il reste longuement seul, accroupi dans la fourmilière.
   Il entend des glou-glou dans le conduit de la chenau, il s'est mis à pleuvoir brusquement.


   Il allume la télé. Les chambres de l'EMS sont bien équipées. Mais aujourd'hui, ça ne marche pas. Il secoue un peu les fils électriques, ça ne va pas mieux. La technique, à Tellou c'est pas son fort. Il fait lourd, c'est orageux, les foins doivent être rentrés et cette saloperie d'auto-chargeuse qui tombe en panne.


 
suite...







   Les paysans de la génération de Tellou sont tous un peu mécaniciens, un peu charpentiers, un peu électriciens. Tellou n'a qu'une vieille boîte en fer équipée d'un gros tournevis, d'une clé à molette rouillée et d'un marteau toujours à deux doigts de se démancher. Avec le tournevis en guise de pied de biche, la clé à molette comme cale il réussit à détordre la pièce à grands coups de marteau. Avec le manche du marteau qui lui reste dans les mains et un bout de ficelle, il réussit à coincer la contre-pièce. Trente fois, il devra descendre du tracteur pour remettre le manche en place, trente fois il devra faire un tour de ficelle en plus et refaire le noeud. Trente fois il criera "Nom de Dieu". Brusquement, la télé reprend son programme. C'est une reprise de l'école des fans. C'était  l'émission préférée de Tellou, il l'a regardait tous les dimanches. Un petit garçon demande à Jacques Martin : "Pourquoi tu me craches dessus ?"

   Il entre boire un café renversé à la cafétéria de la Coop. Son Jeans usé lui pend en bas le cul, sa peau est blanche et transparente, la tête fléchie par de grosses poches sous les yeux gorgées de souvenances. Deux dames papotent à la table d'à côté. Un bouvier bernois à moitié endormi est étalé confortablement sous la table. Tellou lui lance une branche, que le chien ramène. La langue pendue et le regard suppliant le chien en redemande. Tellou lance encore la branche. Profite, demain tu seras mort Guisan.
   Les parents décédés, Tellou avait vendu la ferme. Il s'était mis à sortir un peu. Il rencontra une jeune femme dans la trentaine. Tellou en fut transformé, gai, presque coquet, le cerne fin. Ses proches lui recommandèrent de se méfier. "Elle va ramasser tous tes sous, elle est trop belle pour toi". Tellou répondait simplement  " Si vous voyiez son corps". C'est vrai qu'elle avait du chien. Mais entre celui-là et Guisan, Tellou dû choisir le moins fidèle. Je veux bien m'occuper de toi mais pas de ton clébard avait-elle déclaré.
   Il se marièrent en octobre. Après quelques années, alors en possession du passeport à croix-blanche, elle demanda le divorce. Ses proches revinrent à la charge. On t'avait bien dit de te méfier, qu'elle allait piquer tout ton argent. Tellou avait simplement répondu : "Elle a pris ce que j'avais en trop et qui ne me servait à rien".
   Tellou finit son renversé. Les poches sous les yeux enflées du souvenir de Guisan qu'il avait sacrifié pour quelques mois de vie en couple. Il se lève, remonte vaguement son Jeans, adresse un au-revoir poli aux dames. Puis semble faire excuse au bouvier bernois en train de remonter ses paupières sous la table: "Si tu avais vu son corps".

  Il dormait si bien jusqu'a ce qu'un moustique apparaisse. Il fait bzz-bzz s'approche du visage et se tait. Le calme avant la piqûre. Tellou tape au hasard sur son oreille, sur le nez. Le bzz-bzz redémarre un instant, il sent de par les ailes du moustique un courant à peine perceptible sur le front, le bruit s'arrête. Quelle anxiété ! Tellou tire le drap sur son visage. Il a trop chaud. Mais à peine à découvert qu'un nouveau raid le bombarde, ils sont cent, ils sont mille.
   Il ya du rafût, il se passe quelque chose dans la chambre d'à côté. Il entrouve la porte discrètement. Il voit le docteur enlever son masque et s'en aller en secouant la tête. Tellou pénètre chez sa voisine. Elle aussi a tiré le drap sur sa bouche, pour toujours.Ils sont partout ces moustiques.
   Il s'en retourne, arque-bouté sous le vent comme à l'époque qui, enfant en culotte courte, un lourd panier dans les bras allait porter les dix-heures aux faucheurs. Une rangée de domestiques en bras de chemise étaient en train de coucher l'herbe dans un déhanchement éreintant sur le pré d'en haut. Aujourd'hui, il s'arrête, ses grosses mains aux doigts gonflés de vieillesse tiennent un panier en sapin capitonné de pain, de gruyère, empli de gros bocaux de moutarde sucrée et de résilience, il guette le passage auguste de la grande faux.








1

Conte de Noël


   Marie était allée chercher un couteau dans la cuisine, mais ce n'était pas pour couper la bûche, qui avait été engloutie depuis longtemps dans cette famille de gloutons et qui, de toute façon en était plutôt à sa énième séance de digestifs.

    Marie, de retour à la chambre se renfrogna le nez, s’inventa des yeux menaçants et approcha son arme à quelques centimètres du visage bouffi de Joseph. Avec la pointe, elle décrivit trois ou quatre cercles serrés et menaçant que Joseph incrédule suivait en faisant rouler dans leur orbite des yeux rougeoyant de peur.
    -Maintenant, ça suffit ! Aujourd'hui, c’est le jour des cadeaux, celui où  tu vas tenir ta promesse ! 

    Marie sorti un atlas dissimulé sous son bras et le  déposa avec fracas sur la table entre les pelures de mandarines et les verres de schnaps, faisant voler quelques miettes de pain d’épice.
   -Prends ce couteau Joseph et montre- moi avec sa pointe ce fameux col du Susten sur la carte dont  tu me promets l'ascension depuis si longtemps.
   Passé le moment de crainte, rassurée que le numéro du couteau ne fût qu’une farce, toute la famille se mit à rire d’un seul cœur. Un peu jaune.

   Joseph, encore secoué par la scène du couteau,  préféra  tremper son index dans la cire d’une bougie et l'appliquer précisément à l’endroit qui relie la vallée de la Reuss, au pied du Gothard, à la vallée du Hasli, dans l’Oberland bernois.
   -Maintenant que tu as  cacheté à la cire ta promesse devant témoins,  tu n'a plus le choix, on y va !
   -Mais enfin, Marie tu sais que nous n'avons pas de voiture, et que c'est la crise horlogère, nous n'avons pas de sous, il y a le petit aussi, et puis, en hiver le col est fermé.

   Sur le sapin, les flammes des bougies dodelinaient au bout de leur mèche avant de mourir une à une.
    -Tu m’a promis, Joseph!

    Marie-Madeleine, sentant que l'ambiance en cette veillée de Noël perdait de sa magie avisa la tablée d’une nouvelle entendue sur radio Sottens. Il semble que, grâce au radoux, plusieurs cols sont exceptionnellement ouverts cette année.
Gaspard, un peu grisé, crut bon d'ajouter.
    -Pas d’auto, d'accord, mais l’vélo, c'est du sport.

  Melchior qui ne voulait pas être en reste compléta :
    -T’as toujours ton vieux tandem au fond de la remise, non  ?

   Joseph se leva, ravala plus qu’il ne but son schnaps et quitta la pièce sans mot dire.

    Dès ce jour, Joseph s'enferma dans sa remise dès qu’il le put, même la nuit, il ne parlait plus à personne. Depuis la rue, on entendait des bruits de ferrailles et les gens disaient: Mais qu'est-ce qu’il fout ? Il est devenu fou ?

   Un jour, il arriva de la poste avec un gros paquet, un autre jour, il en revint avec un autre, plus petit.




 
suite...








  Et puis, un dimanche matin de février, Joseph sortit de sa remise le tandem. Tout beau, tout refait à neuf. Mais équipé d’un moteur qu’il avait fait venir d’Allemagne. Et, il avait aussi installé un siège pour le petiot. Et un klaxon à poire qui lançait de jolis pouët-pouët à la ronde.

   Le départ fut annoncé pour le 1er mars, parce que c'était congé et, radio Sottens l’avait confirmé, le col du Susten serait ouvert.

  Le début de l’ascension s'avèra compliqué; si la route était presque dégagée, d’énormes talus de neige pesaient de leur ombre comme des fantômes et dispensait un froid si intense qu’il tétanisait les muscles. La roue du tandem avant se mit à frotter et Joseph dû intervenir.

  Le moteur, lui, tournait comme une pendule neuchâteloise même s’il ne suffisait pas  lui-seul et qu’un vigoureux pédalage restait indispensable  à son pétaradage.

  Ensuite, l'équipage continua sa route assez tranquillement  jusqu'à la hauteur de Gadmen où le pneu arrière creva. Pendant la réparation, Marie admira les jolies maisons et les paysages alpins qui devenaient de plus en plus majestueux.

    Dans un tunnel, une plaque de glace fit déraper le tandem qui se coucha, sans gravité pour les cyclistes heureusement, mais le moteur se mis de travers. En heurtant un caillou, le klaxon avait fait pouët-pouët. Joseph dû détordre la fixation à l’aide d’une branche d’arole et d'un peu d'ingéniosité.

   Puis continuant la route, Marie commença à avoir  mal aux jambes et le moteur se mit  à chauffer sérieusement. Alors, Joseph demanda au petiot qui était resté brave jusque-là, de verser de la neige sur le moteur par petits paquets pour le refroidir.

    Et c’est ainsi qu’on pu voir, arrimés à leur tandem dans ce décor grandiose  d’Alpes et de glaciers sublimes, Joseph, fier  comme Artaban,  avec son bonnet de cycliste en cuir boudiné et son pull en  laine chamarré pédalant comme un champion. Marie, qui n'apportait  plus qu’une aide relative mais portée par la grâce et le ravissement, elle ne semblait plus peser très lourd de toute façon. Et le petiot lové au-dessus du moteur qui prenait son rôle au sérieux et qui balançait d’un geste auguste de semeur, la neige sur le moteur à intervals  réguliers.

      Au sommet, près de l’Hospice, emmitouflés dans une couverture, les trois héros se prirent longuement dans les bras, tout de joie en admirant le paysage imposant. Marie, fleurie d’un sourire béat, se tourna vers le petiot. Merci, tu as bien veillé sur le moteur. Ton père a pu tenir sa vieille promesse qui, pour moi, n’était devenue qu'une chimère. Marie embrassa tendrement l'enfant.
   -Merci mon petiot,merci mon petit Jésus.
 






1

L'Alliance


C'est un petit matin ouaté où finit de se dissoudre l'ombre rosée d'un tilleul. Comme une marée glaciale, le vent et ses tumultes ramènent des congères vers la berme. La route est encore vierge de traces. Il ne manque à ce tableau d'hiver que le hurlement du loup, mais c'est le cri d'une femme qui déchire l'éther.

Entre craquements et raffut d'esquives, des traces de pas -qui viennent de la maison-, burinent âprement le carton neigeux trahissant la fuite d'une silhouette qui disparaît bientôt à la faveur du virage en dévers de l'autre côté de la route.

Morte d'être devenue témoin d'une scène atroce, la dernière feuille du tilleul, jusque-là miraculeusement accrochée, quitte son branchage loué pour les belles saisons. Un corbeau se pose aussitôt sur la ramée lançant comme ils savent le faire, lugubre et rauque, cette craquelure pétrifiante qui fend l'azur jusqu'à l'horizon.

Leur petite enfance, Aurèle, Manon et Pierre l'avaient passée ensemble à jouer, à courir dans les bois, à batifoler joyeusement sous le tilleul à l'abri des jeux plus graves et pernicieux du monde des adultes.

Ce fut au matin d'un jour de juin alors qu'ils jouaient dehors que Manon et Pierre furent surpris par des éclats de voix qui venaient de la cuisine. Au-delà des cris, ils entendirent des mots de ceux qui sèchent en une fraction de 

secondes le lait derrière les jeunes oreilles, à tout jamais.

-... si t'est pas contente, fout le camp toi et ton bâtard. La porte est grande ouverte.

Manon et Pierre s'approchèrent discrètement. Le père était en furie, les yeux rouges, il levait les bras au ciel, menaçant, prêt à frapper.

-Tu f'sais moins la mariole quand t'est arrivée avec le mioche dans les bras. Quelle famille de merde, sans parler de ta sœur qui l'a abandonné comme un clébard. Je l'ai aimé et élevé comme mon propre fils et… et voilà comment tu me remercies... tu vaux décidément pas mieux que ta putain de sœur.

La mère se tenait assise à table, muette, blême, comme un buste en plâtre tombé de son socle. Les mains sur le front, elle y cherchait sur une éventuelle fêlure; sans vraiment pleurer mais si nue devant le fait qu'à un acte donné advient toujours son lot de conséquences.

Interdits, abasourdis même, Manon et Pierre venaient d'apprendre qu'Aurèle n'était pas leur frère de sang.  Ils s'étaient alors réfugiés sous le tilleul sur-le-champ, sans plus suivre le dénouement de la scène. Ils n'avaient retenu qu'une seule chose; on leur avait menti. Incapable du moindre mot, ils se prirent par les épaules, chargées à ce jour du poids d'un secret dont ils ne savaient que faire.

Puis, Manon décida !

Un peu à la façon d'une prière, elle récita que " l'on ne devait rien dire, surtout pas à Aurèle, qu'ils resteraient frères et sœurs pour la vie, que tout devait rester comme avant, qu'elle et Pierre devaient le jurer ".

Ils se dirigèrent ensuite vers le muret. Manon ôta de son doigt une bague de pacotille. Avec une ronce, ils se taillèrent une balafre sur le poignet. Manon macula la bague de leur sang répandu. Pierre souleva quelques cailloux et elle déposa cérémonieusement la bague. Pierre ferma la niche de pierre. Un corbeau sur le tilleul en fut le témoin, Manon et Pierre venaient de sceller une alliance pour la vie. Du moins le croyaient-ils.

Après ce jour la vie familiale reprit -du moins en apparence- son cours tranquille et, hormis leur secret, Manon et Pierre n'en garderont par la suite qu'un souvenir diffus.

Combien d'hivers, combien d'étés se sont-ils passés ensuite ? Le temps de se marier, d'avoir un enfant et que soit prononcé un  divorce pour la jolie Manon, le temps de quitter le pays pour Pierre devenu musicien, violoncelliste réputé. Le temps d'un accident de la route pour les parents qui y laissèrent leur vie. Le temps pour Aurèle de descendre aux enfers. A vrai dire, il s'est passé le temps qu'il faut pour qu'un secret se garde.

Dans la ville aux toits enneigés, l'Hôtel de ville s'échauffe. Les conseillers pour certains si vieux, boucanés, aux veines saillantes qu'ils peinent à contraster avec les boiseries en sapin, sont en train de se gonfler de sève verte. Assis, ils pourraient se confondre au mobilier s'ils ne faisaient battre de temps à autre le voile de leur paupière. Les plus jeunes, nerveux, le visage crispé, les lèvres dessinées d'une maigre pliure attendent l'ouverture de séance. L'hémicycle -une simple chambre garnie de gradins- semble enfumée, chargée d'accointances plus ou moins glorieuses.

Tout à gauche, mais qui donne également à l'Est, sont installés respectivement les élus du parti du Bouleau avec leur écharpes rouges, puis celui de l'Orme, le parti des Hêtres, celui du Frêne et enfin les représentants du Tremble tout à droite reconnaissables à leur brassard noir marqué d'un 'T'. Quant au parti du Sapin si puissant jadis, il est aujourd'hui mort. Il s'était construit son cercueil lui-même en trempant dans de sombres affaires. Aurèle en était l'hardi président. Ensuite par des relations d'intérêts, il trouva emploi chez les Bouleau, il en devint membre de la branche principale puis l'influent bras droit du secrétaire général.

Orme et Bouleau forment une majorité ténue. Dans cette futaie opaque, chaque voix compte. Leur tactique sera de discréditer le petit parti du Hêtre capable de contrebalancer à lui tout seul le résultat des votes. Le président de l'assemblée, noué dans son écharpe rouge, fait passer d'abord les objets d'intérêts moindres. Les élus du Hêtre tombent dans le piège, plusieurs fois ils lèvent leurs mains en même temps que se tendent les brassards du Tremble à l'unisson.


En moins d'une heure, le Hêtre est devenu l'allié du Tremble, c'est du moins ce qu'il faut laisser croire.
S'ils veulent garder la tête haute face à l'opinion publique, les élus du Hêtre n'auront guère le choix que de voter contre le Tremble au prochain vote, le scrutin à bulletin secret n'étant pas l’usage.  Les journalistes, quant à eux, ont déjà préparé leurs titres, ils  laisseront en second plan le vrai  scandale du vote qui suivra.

 
suite...







Aurèle glousse discrètement dans son jabot rouge. Dans l'ombre, il avait fomenté la combine, il avait besoin d'un arrangement à la loi de façon à acquérir le terrain adjacent à  la maison où il avait passé son enfance avec Manon et Pierre. Quelques camarades de parti y trouveraient également bénéfice si le terrain passait en zone constructible. Le président, d'un ton péremptoire, édicte la nouvelle ordonnance sur le droit foncier. Elle passe à une courte majorité. Elle passe aussi comme une ombre galvaudeuse d'idéal projetée par le sempiternel falot de la discrimination; l'art de créer des catégories, de poser des étiquettes et ensuite d’en faire son jeu, l'art aussi -c’est ce que dira le Hêtre aux journalistes- de puiser dans les lexiques des mots précieux tel que alliance qui devrait sous-entendre tout de même un minimum de loyauté.

Tandis que l'Hôtel de ville finit de s'ébrouer dans ses manigances, à Mayence, en Allemagne un public conquis par la magnificence du jeu se lève et applaudit sans retenue. L'orchestre a été étourdissant, Pierre bouleversant. Pour sa dernière représentation de l'année, Pierre avait  pu jouer sans la pression des débuts de saison. Tout en manipulant son archet, il s'était mis à s' évader, à s'enfoncer dans une sorte de nostalgie dont les notes s'étaient emparées. Des ouïes de son violoncelle s'échappaient des volutes mélodiques, des bruits et des odeurs de son enfance, des images de chez lui, des montagnes, le long chemin -car maintenant il en était sûr, il devait rentrer pour les fêtes-  jusqu' à la maison, le sourire et l'insouciance de Manon, le tilleul, le muret et le sang et l'alliance. A un moment où le morceau devenait plus grave, il pensa à Aurèle dont les nouvelles n'étaient pas très bonnes. Pierre, sans s'en rendre compte, avait ému intensément le public quand dans sa musique, celui-ci avait pu saisir, presque toucher toute la fragilité de son frère.

A peine la représentation terminée, il se débrouille pour prendre le train. Il est tout excité, il veut faire la surprise. Il arrive à destination très tôt, prend un taxi pour le dernier tronçon. Il fait encore nuit, la maison est calme. Les guirlandes de Noël accrochées au tilleul scintillent sporadiquement. Il entre par le garage qui donne accès à l'appartement sans faire de bruit. Il monte à l'étage à pas de loup. Posé au fond du couloir, il voit son vieux violoncelle, celui avec lequel il a appris à jouer. Il avance lentement, il entend  des gémissements, des râles. Il est juste devant la chambre de Manon, il entrouvre doucement la porte. Sur le lit, deux corps mélangés s'ondulent dans la draperie. Il reconnaît le visage d'Aurèle et le déliement lascif de sa sœur complètement abandonnée. Le sang de Pierre ne fait qu'un tour. Il entre brutalement dans la chambre, attrape Manon à demi-nue par le bras et l'extirpe du lit.

-Comment as-tu osé ?

Aurèle se refroque précipitamment et s'apprête à fuir. Pierre secoue Manon par la nuque comme un fou, il crie " Et notre alliance alors ? Tu vas répondre , oui ? ".    Ses pouces s'enfoncent dans la chaire, dans le cou de Manon. Aurèle comprend qu'il va la tuer, s' il n'intervient pas, il se lance à la rescousse. Pierre est un chien enragé, il balance son poing sur Aurèle qui trébuche, qui tombe violemment et s’empale sur les clous de son ceinturon resté par terre. Après un bref instant de stupeur, Manon découvre une flaque de sang qui s'étend sous la tête d'Aurèle, elle se met à hurler. Pierre désemparé prend un oreiller, l'applique avec force sur le visage de Manon. Pierre avec les yeux d’une bête, les jugulaires confinant à l’extrophie, fulmine. Il assène comme une extrême-onction ce que Manon avait récité comme une prière des années plus tôt alors, on ne devait rien dire, surtout pas à Aurèle, on resterait frères et sœurs pour la vie,  tout devait rester comme avant, on devait le jurer ! J'y ai cru moi, bordel !

Envouté par sa sinistre psalmodie, Pierre ne se rend même pas compte que Manon ne respire plus, qu'il ne verra plus jamais l’éclat de son sourire. On entend qui brise l'azur, le cri rauque du corbeau.

Pierre passe la journée dans les bois, il erre comme un zombie, se maudit, il cherche par quel salut il pourra échapper au supplice de sa vie future, quelle alliance avec le diable devra-t-il conclure contre un signe de sa fratrie vivante ? Enfin, il se dirige vers le lieu du drame. Devant la porte de la maison, il hésite puis entre, coupable et anxieux. Deux corps froids jonchent le sol.

S'assied sur le lit avec le violoncelle.

Laisse s'écouler ses doigts sur l'instrument, laisse s'écouler des notes, laisse s'écouler des vies, laisse s'écouler leur histoire.

Dès les jeux d'enfants terminés, Manon et Aurèle furent très vite confrontés  à une attirance commune. Aurèle, à plusieurs reprises, avait même tenté de la séduire. Manon se réfugiait alors vers le muret, ouvrait la niche en pierre et disait à haute voix " Il ne faut pas, nous avons juré ".

Laisse s'écouler ses doigts, laisse s’écouler ses larmes.

Les parents se tuent sur la route, tout se déglingue. Manon revoit Aurèle. Le lendemain, elle retourne au muret de pierre, elle le défait, elle ôte la bague, elle ôte l’alliance, elle ôte Pierre. Manon finit par divorcer et élève seule son fils. Peut-être est-ce pour se faire pardonner, elle pense plus tard l’encourager à la pratique du violoncelle.

Laisse s'écouler ses doigts, laisse s’écouler les souvenirs, laisse s’écouler le temps.

Aurèle ne se remet pas du décès de ses parents adoptifs. Il sombre, boit, se refait puis se défait. Il prend systématiquement le chemin des mauvais coups et fait volontiers un détour par celui des jupons.

Laisse s’écouler l’archet, ne touche plus l’instrument, il connaît la mélodie par cœur.

S’ajoute au son chaud du violoncelle jouant maintenant de lui-même, le chant de Manon sous le tilleul, le croassement du corbeau devenu gazouillis de délivrance, le son des sirènes de la police et de l’ambulance, la parole de sentence, la voix du geôlier et le silence du parloir.      

Puis, la musique s'arrête tout net comme une alliance, où la loyauté se délite et comme il se doit, la trahison advient.



1

Le Message

Saperlotte, qu'un vieux bourricot de mâle comme moi se fasse accrocher du regard par une jolie femelle c'est à noter dans les annales.

    C'est arrivé ce matin, je descendais le chemin vicinal du Dessous, qui relie le village de Basse-Nendaz à celui de Beuson. Auparavant, je m'étais retrouvé le bec dans la porte de la boulangerie fermée pour cause de travaux. Olivia va râler, tant pis on fera des toasts avec le vieux pain. Avec ce printemps pourri et cette pluie continuelle, il aurait de toute façon fallu sécher le pain aux graines et essorer les croissants.

     Les oiseaux, eux, semblent insensibles au mauvais temps. Alors même que les feuilles de mai hésitent à sortir, ils gazouillent à tue-tête, se font la cour comme si de rien n'était, ça me rend presque joyeux; comme un pinson.
     A moins de raisons collatérales aux "journées caves ouvertes", j'entends nettement des vocalises reconnaissables entre toutes dans la chorale volatile. Les grives musiciennes et les moineaux ont ici clairement l'accent valaisan.

     Le sentier s'enraidit un peu et slalome entre quelques mélèzes. C'est là, dans ce pré pentu qui tombe dans la Printze - la rivière qui voudrait dire au son du patois aviaire local "Espérance" - que nos regards se sont croisés.
    Accompagnée de trois amies qui verbiaient dans l'humide herbage, l'ânesse m'avait entendu de loin traîner la savate et avait exercé ses paupières à la caresse.
     Je n'ai d'autre choix que de goûter longuement à ce regard lustré et tiède que je reçois comme un moelleux au chocolat.
     La scène dure, quel succès !
     Au bout de quelques instants, à vrai dire gêné par son insistance, me sentant relégué au rang de baudet même si elle ne fait qu'user son droit d'ânesse, je décide d'avancer de quelques mètres. La bête balance sa lourde tête de poils à la poursuite de mes pas, emmenant avec elle, sans mouche, ses gros yeux ciliés et brunis. Ce regard fondant mais insistant semble vouloir envoyer un message.    
Lequel ?

   
suite...





Je salue ma nouvelle amie et retourne à ma flânerie sous le ramage. Je hume l'humus sous le ciel à l'humeur humide.
    
    Là, c'est un petit troupeau de vaches d'Hérens, alignées dans le sens du vent, costaudes et bien en chair qui m'attend. A part la plus grosse reine qui m'ignore, les autres m'observent fixement comme si je composais un train à moi tout seul.
  Les bovins possèdent ce regard tranquille et curieux. Analytique mais sans jugement. La race d’Hérens a la faculté de se mettre l’orage dans l'œil. Les éclairs jaillissent et le tonnerre sous-jacent en fait des bêtes de combat.

     Le hameau est en vue. J'arrive bientôt, allègre comme le petit Fils, de m’être trouvé, d'une certaine manière entre le bœuf et l'âne gris, avec les piafs qui piaulent alentour comme mille séraphins et allant se lover entre les deux bras de la mariée.

     L'accueil d'Olivia est moins chargé d'allégresse que prévu. Elle prend -si je peux me permettre la comparaison- le regard orageux et accablant des vaches d’Hérens.
     -T'es pas sorti comme ça quand même ?

   Je n'aurai peut-être pas dû enfiler ce bas de training rouge, retrousser mes chaussettes vertes par-dessus et encore moins chausser ces crocs en plastique roses qui traînaient par là. Je comprends mieux l'expression des vaches. J’ai carrément l’air boeuf.

   Je lui raconte mes péripéties, la boulangerie fermée, le ramage des oiseaux.
      Olivia hésite, j’ai l'impression qu’elle veut me dire quelque chose, m’envoyer un message.
     -Euh ! Je sais c’est un cadeau de ta sœur.. mais franchement..ça va pas du tout..enlève aussi ton bonnet, tu as vraiment l'air d'un ...






 
4

La Messe

    Ventre cul, je suis allé à la messe ce matin !
Et ça a bien valu quelques noms d'oiseaux, foutredieu !

    Au début, il n'y avait personne. De leur beffroi, les clochettes avaient bien tenté de rabattre moutons, agnelles et autres grenouilles de bénitier mais rien n'y fit. Puis quelques vieilles aux cheveux blancs se sont installées au premier rang.

  La nef, depuis le vestibule s'emplit alors de longues tiges habillées de robes à fleurs, de vieux tuyaux raidis sous leur ombelle, de demoiselles aux bibis jaunes et de mauvaises herbes venues sauver leur âme.

  Silene dioica, ranunculus acris, poaceae, taraxacum officinale, la messe sera bien dite en latin.

     Comme tout était calme, bigrefesse ! Du grand vitrail passait une telle clarté qu'il devait être le soleil lui-même et de la bouche des grands orgues, s'éparpilla en courant, un air paisible et silencieux.

    L'assemblée échangea un geste de paix, les myosotis faisaient des clins d'œil et les graminées des courbettes, le trèfle brandit ses quatre feuilles en signe de félicité, les fanes firent courbettes mais ne rompirent d'aucune allégeance.


 
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    Quelques rares orchidées sauvages secouaient leur pourpre comme des chiens mouillés. D'autres fleurs ténébreuses, avant d'être cueillies bientôt se recueillaient sur leur lendemain en pots de fleurs; elles en portaient déjà les stigmates.

    Ce n'est pas tout, flûtecouille, sous l'abside, une lignée de noisetiers qui figurait l'horizon, s'est mise à tanguer sous la brise des grands orgues tandis que sous le même vent, au premier rang, les petites vieilles laissèrent filer leurs cheveux blancs en crachin, crachant leur dernière dent de lion. Plus loin, des herbes folles encore ivres de rosée s'éclataient la limbe alors qu'en guise d'encens des myriades de poussière polonisèrent le transept d'odeurs florales et d'essence de printemps.

    Perdu et ému dans cette flore, cette verdure insolente en pleine communion, j'ai levé les yeux au ciel. Michel-Ange, à grand coup de brosse, était en train de repeindre le plafond en bleu roi sans nuage agrémenté de quelques noms d'oiseaux.







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Vertical

    Vertical, verticalité, ça c'est l'avenir. En tout cas, ils en parlent tous, les commentateur.rices sportifs quand ils décortiquent les matchs de l'Euro. L'équipe championne sera verticale ou ne sera pas.

    Au début, je n'ai pas bien compris; verticalité, c'est quoi ? Mais grâce au foot, j'en ai intégré la pensée; ce jeu n'est donc pas juste une parade de millionnaires aux coiffures excentriques qui spéculent sur les rebonds d'un ballon rond. Vertical, c'est génial. Du moins jusqu'à l'accident.

    Mon coming out dimensionnel a vraiment commencé tout de suite après le match Italie-Suisse que j'ai regardé au bistrot. Comme moi, la Nati n'avait pas encore compris le mot, ni le concept. Mais quand la longiligne serveuse aux quilles de flamand est venue encaisser ma bière, j'ai subitement vu la verticalité en rose. Ce qui est vertical est beau, dynamique et sportif. 

    Je me suis rappelé qu'au boulot, quand il y a bisbille à la direction, le responsable RH sort des organi-grammes et colorie les carrés en bleu et les losanges en vert clair alors qu'en même temps, il assène les vertus de la verticalité. Pour la première fois, je suis prêt à peindre avec lui le même dessein.Il faut des chefs, des meneurs, une hiérarchie avec au bout une pelote de besogneux qui secouent le tricotin.

    La nature est du même avis. Quand il pleut, quand il grêle, quand l'herbe pousse, quand les arbres grandissent, c'est vertical. En sortant du bistrot droit dans mes bottes, j'ai l'impression d'avoir trouvé un sens à ma vie, je passe devant la tour Espacité. Quel chien, rien à voir avec ces maisons basses, trapues aux allures de bassets et qui semblent se tenir la main comme des enfants peureux.


 
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    C'est certain, il nous faut des buildings, des gratte-ciels, des tours fières et courageuses défiant l'apesanteur. 

    Tant qu'à faire, je lèche les vitrines de l'office du tourisme. J'y vois des pubs, de quoi occuper ma nouvelle passion verticale. Demain, je viendrai m'inscrire à des séances d'escalade, de saut à l'élastique et de trampoline. Fini les excursions aplaties autour d'un lac ou les virées horizontales qui s'empâtent d'un point A vers un point B, vive l'axe Z, celui de la troisième dimension.

    En rentrant, je pense rallier Olivia à la cause  et au bien fait  des organigrammes colorés. Je serai N° 1, elle, N° 2 puis les enfants par ordre de leur date de naissance.


    Je ne m'étends pas sur le canapé pour voir les résumés de l'Euro à la télé. Je mange une carotte et un Danone debout. Ce monde en érection, c'est merveilleux, ça me donne des idées. Je commence ma parade, roucoule en slibard. Olivia n'y semble pas insensible. Tout ça grâce au foot ! 

    Puis, l'accident, la panne quoi !

    La théorie manquait de précision, le vertical c'est bien mais de bas en haut, quand ça pend, on a beau colorier l'organigramme, c'est foutu.

    Ne me reste plus qu'à me glisser sous la couette, la queue entre les jambes. À l'horizontale. Olivia rigole doucement.

    -T'en fait pas, tu vois bien que tout ne dépend pas d'un système, la Nati va gagner demain.







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Le Village


    À l'ombre de l'olivier, l'épaisse moustache offerte au vent chargé d'essence eucalyptus, le maire fait tourner sa bouche autour d'une sardine qui, on pourrait le croire, finit de frétiller entre ses dents. Le journaliste de la RTP s'agace de devoir pêcher à la ligne un à un les mots de la carpe muette de son interlocuteur.

    Enfin, celui-ci finit par délivrer à grands coups de comment, ce pourquoi le journaliste s'était déplacé de Lisbonne; la lente agonie des villages de montagne prise à l'hameçon de la modernité.

   Comment de deux-mille âmes à cinq cent, les habitants ont émigré. Comment le LAR (EMS) est devenu progressivement le plus gros employeur du village alors que vingt ans plus tôt tout le monde travaillait de près ou de loin pour la mine. Comment les écoles et les commerces ont fermé les uns après les autres. Comment l'église, pourtant assurée d'un public tout acquis ne parvenait plus à faire jouer la messe  chaque dimanche au point que le maire devait personnellement supplier les mourants de résister peu ou prou à l'appel du purgatoire selon les disponibilités du clergé et avertir les rares parents qu'au gré des circonstances, la cérémonie d'un éventuel trépas, le jour du baptême ou d'un hypothétique mariage n'était pas à exclure.

    Une nuée d'hirondelles voilent de noir le ciel pour quelques secondes. Le journaliste demande avec quelles actions il avait entrepris d'enrayer l'exil, retenir la jeunesse.
- Nous avons installé des appareils de fitness sur la place du cimetière, le court de tennis juste en dessous du cimetière. Nous avons aplani et rendu conviviale la place des fêtes à deux pas du cimetière. Nous avons élargi la route de contournement.
- Celle qui mène au cimetière? coupe le journaliste. 

    Le maire se lustre la moustache du poignet et soulève sa casquette. Il cherche une phrase sans devoir prononcer le mot cimetière.
- Hum, nous avons aussi installé un monte-escalier électrique au "club recrativo" pour que les aînés puissent y accéder facilement et agrandit le LAR...

    Le maire s'enlise, ne trouve pas la formule un peu sexy qui ferait vendre son village aux jeunes en particulier. Il bredouille un truc un peu plus fun.
- Nous avons repeint en mauve le local de la fanfare et...

    A cet instant, une voiture déboule d'en haut depuis le virage en épingle à cheveux.  La Renault prend à gauche, entame une manœuvre téméraire dans la montée si raide qui donne sur la cour, engage brusquement une marche arrière qui mène droit le cul de la bagnole à une léchée de la bouche d'un lézard prenant le soleil sur  le muret. Il bloque les freins, tente un fumant démarrage en côte mais la voiture recule encore frôlant le muret et qui aurait écrabouillé le lézard s'il n'avait pas choisi la fuite.

    Un voisin sort avec une corde de secours, un autre avec des pavés pour bloquer les roues. C'est à ce moment-là que choisit le maçon en jeep, pour descendre et le facteur en fourgon, pour remonter.



 
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Pris en sandwich, le cornichon qui conduit la Renault tente un redémarrage qu'il espère aux petits oignons, mais se retrouve pris dans la salade. Les gens rigolent, les femmes pour la plus part veuves et habillées de noir sortent des maisons attirées par l'attraction.

    Cette fois, la voiture est immobile, elle semble mettre bas un corps dégingandé, une sorte d'escogriffe muni d'une glotte proéminente et d'une casquette du PSG qui ne manque pas de se cogner la tête sur l'arceau de la portière en sortant. L'escogriffe est en slip; ne pensant pas se retrouver dans une telle posture, il avait piqué une tête dans la rivière en aval du village pour s'y rafraîchir.

    Les veuves affichent un sourire XXL; l'une d'elles remarque l'étiquette sur le caleçon encore mouillé "Sloggi", marque bien connue plutôt réservée aux femmes enveloppées.
- En tout cas, celui-là, y porte à gauche, dit une autre veuve joyeuse.
Les moqueries et les bons mots fusent.

    D'autres voitures, autant du dessous que du dessus, grossissent le cortège; ça commence à klaxonner. L'escogriffe qui debout ressemble à un palmier blanc s'emballe dans une serviette, son ombre projette la forme des petits parasols fermés avec un pompon que l'on trouve dans les cocktails. Cela donne des idées au livreur de boissons coincé lui aussi dans la file. Il propose ses bières et Moscatel au prix kermesse. On le croira si l'on veut, mais le poissonnier qui suivait, en voyant le grill du maire encore chaud solde ses sardines au prix de fête. Ne manque que la fanfare ! Mais elle est déjà là. Il était prévu qu'elle passe à la télé après l'interview du maire.

    Enfin,  le voisin qui habite en dessous du mur arrive en remontant son pantalon. Il vocifère bruyamment: 
- Que bagunça ! Y va péter mon mur, le parisien. 

    Il grimpe, rouge de rage dans la Renault grise sans rien demander, se tape également la tête sur l'arceau mais réussit à extraire la voiture dans un dégagement de fumée et d'odeur de goudron et d'embrayage rôti qui se mêle au fumet des sardines.

   Le maire tient la répartie qui sauvera sa prestation. Il ajuste sa casquette, lustre encore fièrement sa moustache et face au micro du journaliste, il lance : 
- En plus, comme vous le voyez, en été, nous n'hésitons pas à encourager la fête et les spectacles de rue.

  Les hirondelles reviennent arroser la place gaiement de leur trissement, le lézard revient lézarder entre les cailloux du muret. La Renault peut reprendre sa route pendant que les gens dansent encore.

    Depuis, bien qu’il dut échanger sa casquette du PSG contre celle du Benfica, lorsqu'on croise l'escogriffe au village, on le reconnaît, on lui adresse un sourire amusé. Il gardera tant que le village survivra le joli surnom de "Embreagem" (embrayage).


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Le passe du Sans-Souci


   Quelle joie, quand on découvre une ville de goûter à la gastronomie locale. Au restaurant Le Bourguignon, qui présentait une carte alléchante, nous nous sommes léché les doigts. Nous avons sympathisé avec la patronne.

-Vous n'êtes pas d'içi, alors ?

-Non, mais avec notre accent c'est pas trop compliqué à deviner quand même.

-Pas du tout ! Je l'ai vu sur votre carte d'identité tout à l'heure quand vous avez présenté le passe. Et puis, le nom de famille, Flanchebouche, ce n'est pas courant par ici.

   Le point d'orgue du repas fut l'instant où la serveuse apporta d'un pas solennel, un fondant au chocolat piqué d'une bougie à la flamme scintillante à Madame Flanchebouche.

-C'est offert par la maison.

    En sortant, la patronne greffée au pied de la porte se fendit d'un obséquieux au-revoir et d'une petite révérence, les épaules tordues.

-À bientôt j'espère, Madame Flanche-bouche et Monsieur.

-Merci pour le dessert.

-Ce n'est rien, j'ai vu sur son passeport qu'aujourd'hui vous fêtiez l'anni-versaire de Madame Flanchebouche.

    Il n'y a décidément plus moyen de laisser planer un quelconque mystère, on sait tout de notre pedigree, partout. Non plus la possibilité de laisser croire  - ou non-  que nous sommes amants.

   Nous avions réservé une nuit à l'hôtel dans cette charmante ville de la Côte-d'Or. Une modeste maison, mais propre et bien centrée. Alors qu'au même instant on pût entendre sonner 14h au clocher de la cathédrale Saint-Bénigne d'un son grave, c'est le veilleur de nuit qui nous accueillit. Il vérifia minu-tieusement les passes et nos pièces d'identité.

-Ça, c'est bon, mais j'peux pas vous registrer, suis pas d'ici, sait pas lire, sait pas écrire, la dame venir attendre.

  L'envie nous prit en fin d'après-midi de passer la matinée au théâtre. Le spectacle, une satire truculente d'un certain Molière qui, à coup de pieds au cul se moque de ses congénères. Alceste clame et déclame en vers cassants. A un certain instant, il brandit un tesson  des plus pointus :

 




 
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 Vous chargez la fureur de vos embrassements :

Et quand je vous demande après, quel est cet homme,

À peine pouvez-vous dire comme il se nomme,

Votre chaleur, pour lui, tombe en vous séparant,

Et vous me le traitez, à moi, d’indifférent.

   tout cela avec une sincérité  si bouleversante que la comédie sembla se déplacer de la scène vers les gradins. Tous ces gens qui riaient entre eux, avec, vous savez, ce petit air supérieur accrédité par le passe, ce fameux sésame qui certifie sa non-pestifération.

   Nous sommes rapidement retournés à  l'hôtel nous rafraîchir et puis sans trop d'idées nous sommes retournés au Bourguignon. La patronne toujours rivée à sa porte nous accueillit avec un sourire si flagorneur que la porte elle-même en devenait obséquieuse.

-Eh, re-bonjour Madame Flanche-bouche et Monsieur et vous nous faites l'honneur d'une nouvelle visite ?

   Malheureusement, son réticule était resté à l'hôtel et Madame Flanche-bouche fut un peu rabrouée au moment de présenter ses papiers.

- Mais enfin Madame, nous sommes venus ce midi, vous m'avez offert un dessert.

-Je regrette Madame Flanchebouche, il me faut  les documents. La vache.

   Nous nous sommes rabattus dans un établissement minable juste à côté ou à coup sûr nous avons été contrôlés par un employé sans papier. Au moins, il nous a laissé passer.

   Le lendemain, nous sommes  rentrés tranquillement. A la frontière, alors que nos pièces d'identité étaient encore toutes chaudes de les avoir si abusivement employées, les douaniers ne nous ont rien demandé. Ou alors, c'était à cause de l'Epoisse au marc de Bourgogne qui avait un peu transpiré sur la banquette arrière.

   De retour chez nous, nous avons croisé les voisins. Machinalement nous avons esquissé le geste de présenter passe et pièces d'identité. C'est qu'on s'habitue si docilement à l'allégeance.

   Puis nous sommes allez faire une sieste et contrôler une dernière fois que nos papiers soient en règle pour envisager la possibilité qu'avec Madame Flanchebouche, nous étions bien amants.




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L'anagramme de Pierre


                                                     Neuchâtel, le 13 octobre.

  Depuis que je sais qu'Emile Ajar et Romain Gary sont la même personne j'essaye vainement de trouver un anagramme à Goncourt; le plus proche est crouton, c'est un prix que je reçois - précédé de "vieux"'- par Olivia quand, certains matins, je me réveille grognon-

  Il paraît que Roman Kacew, car c'était finalement son vrai nom, créait un personnage fictif dans l'un de ces romans et en parlait comme un être réel dans l'un de ses autres ouvrages. Avec ses mots, il entretenait un écho entre ses œuvres comme le font les armaillis avec leur cor des Alpes au-delà des vallées .

  Oui ! Les nuits me font mal car je m'endors triste, car je pense à Pierre, car je vois en rêve Émile Ajar qui lit une de mes nouvelles et en cauchemar Romain Gary en rigoler. Dans cette nouvelle, j'avais choisi le prénom de Pierre qui en était le héros malheureux parce que l'autre héros -une chose- était un mur; un mur de Pierre.

  Le Pierre de la nouvelle et le Pierre plus vieux du réel; leur histoire s'embrouille dans le tourment de mes nuits. L'un des deux est virtuose de violoncelle, l'autre virtuose de clarinette et de taragot, un troisième déguisé en armailli vocifère un lugubre requiem au cor des Alpes.
   Laisse s'écouler les notes, laisse s'écouler la vie.

  Leur parcours n'a qu'une autre similitude, celle de devoir apprivoiser le silence, celui des oubliettes, celui éternel. L'aube en claire voie s'immisce comme une fin de vie et à peine apaisé, il faut déjà rendre des comptes, à peine vivant, à peine cousin, à peine amant, à peine père qu'il faut s'agenouiller devant la sentence de l'injustice.

   
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  Qu'Emile Gary ou Romain Ajar écrivent à Dieu n'y changera rien ou alors peut-être, cela réveillera-t-il le diable qui laisse croire au temps éternel mais qui en réalité s'amuse à le court-circuiter.

  Vous savez bien qu'il organise des courses où tous ceux qu'on aime prennent le départ. Mais à peine se retourne-t-on à mi-parcours que l'on peut compter ceux qui sont déjà tombés. Parmi le public, on voit aussi, la mine défaite, deux enfants à peine ados, leur mère, d'autres proches et un chien truffier terrassés cachant leur tristesse dans la banderole d'encouragement "Allez Pierre".

 Cette banderole que l'on avait confectionné ensemble, jadis, avec les autres cousins dans des jeux d'enfants. Et puis on s'est revu, rarement, de cas en cas pensant que chaque lendemain est aussi un jour.

  On se rend compte à quel point vivre est composé d'anagrammes hasardeux. Les morceaux de vie, comme des lettres peuvent changer de place pour signifier autre chose; chance, fatalité, bonheur, infortune, santé, saloperie de tumeur ou de cancer, de façon infini au risque de s'obliger à la plus humble posture.

  Le lac est calme ce matin. C'est à peine si l'on entend le clapotis de l'eau sur les galets. Aux dernières nouvelles, Pierre s'accroche comme un feuillus privé d'été qui refuse de rendre ses feuilles. A tendre l'oreille, par vague, le son rauque du taragot de Pierre semble habiter la grève ainsi que le concert de tous les Pierre. Ils seront toujours là comme dans nos cœurs à répandre en musique leur anagramme; leur prière.


 
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Le Coq qui ne mourrait jamais


   Combien de temps vit une poule ? Cinq ans peut-être si elle est rousse, dix ans si elle est blanche. Et un coq ? Deux ans de plus ?

   Mais celui-ci ne mourrait jamais. Comme depuis des siècles à l’aube, le plumage bouffi d’orgueil, il s’apprête au grand retentissement. Il relâche ses paupières, argue son col et arbore son bec au levant. Le syrinx remplumé, il prélude à la salve des «kikeriki » allemands, des « chicchirichi » italiens et des « kokeriko » espérantistes, un « cocorico » pondu à l’us patoisant de sa basse-cour. Puis il lâche une fiente en spirale du même accent.

   Il ne peut plus, il le sait. Bientôt il devra céder son rôle de chantre-roi à un juvénile. Peut-être ce coquelet à la crête tendre encore mouillé derrière la caroncule. D’ailleurs, à la première lueur du jour, le patriarche ne s’était pas réveillé. C’est l’ado-poulet, accouru de sa banlieue grillagée du parc près du tas de fumier qui, à coups de bec, l’avait secoué.
  « Eh Qoc, - car le poulet banlieusard avait jargouiné en verlan - tu quoi fous ? Faut téchan. »

 Le coq n’avait qu’une peur, en plus d’une éventuelle impotence qui conduirait son omnipotence au déclin, c’est de finir en poule au pot comme la piétaille de son harem. Et cela le rassurait de voir le paysan revenir du marché avec quelques bouteilles dépassant du panier. Quelle meilleure façon que de passer de vie à vin accompagné d’oignons piqués et de champignons de Paris ?

  Le coq avait d’ailleurs échappé à la casserole plusieurs fois. Son salut, il le devait surtout à un haut fait d’armes dont il se gargarise volontiers et qui donne assise à ses thèses égotistes le stipulant comme seul artisan de sa splendeur intérieure.

  Pour l’extérieur, laissons-lui l’éclat de son blanc plumage, ses majestueuses faucilles portées sur la croupe avec panache, ses barbillons d’empereur autrichien qui frétillent et se baladent sous l’aubade, ce léger détachement d’ailes qui laisse se faufiler les rayons malins du matin et couvre de roses ses rémiges immaculées, sa crête lustrée dont l’ombre discrète projetée par le petit matin semble couronner un roi. D’un roi, il tient d’ailleurs la stature quand son chant paraît précéder les premières lueurs et commander le soleil lui-même.

    Laissons-lui également la jubilation de ce fameux fait d’armes bien que depuis - et s’il en restait - la considération pour son harem se réduisît à la seule action forcenée de déplumer le troufignon des poulettes sans s’embarrasser d’un moindre semblant de parade nuptiale. Donc, un soir d’hiver, alors que le paysan était parti en kermesse sans fermer aux poules, une silhouette à poils avait senti l’opportunité et affûté sa ruse pour se faufiler sous le grillage. Le renard avait déjà saisi une poule à la gorge.
  
 
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   De son enfance à la basse-cour, le coq se souvint dans un éclair de lucidité comment les oies avaient fait fuir des malandrins. Aussi, il déploya toute l’envergure de ses ailes dressant ses rémiges comme des flèches. Balayant le sol recouvert de neige de ses lancettes, il arqua ses faucilles et marqua le gel des griffes de ses pattes. Puis il s’élança violemment vers le renard en bombant le poitrail allumé par un camail de feu, avec la crête menaçante d’un iroquois empruntant à celui-ci un terrifiant cri de guerre. Le bec ouvert, déboîté au point de faire croire qu’il avait des dents, la langue tendue dehors comme un harpon, il prit une sorte d’envol pour planter ses ergots dans la chair du goupil.

   Au même instant, le paysan titubant arriva pour se soulager sur le tas de fumier et assista à la scène. Il vit également le renard s’enfuir et surtout ne jamais revenir. Le paysan jura alors par décret sur la crête de son coq que jamais son champion ne serait encasserolé et que vin ainsi économisé, il pourrait le boire à la santé de cet épique et glorieux épisode. Le poulardier parlait tout seul agrippé au grillage, il tenta une phrase, « Oh Qoq, riepelosa de nardre », qui, portée par des effluves de vin de pays, s’épancha jusqu’aux jeunes oreilles de jaunes poussins innocents réfugiés là, en zone périphérique du poulailler.

  Échapper aux casseroles n’exclut pas d’en tirer derrière soi. Et le coq - même s’il ne voulait pas l’admettre - en tirait toute une batterie. La plupart des œufs produits au poulailler servaient à l’omelette de l’homme mais il arrivait assez régulièrement qu’éclose une couvée dont le coq détenait la paternité. Jamais celui-ci ne défendait sa progéniture, ni les poules bonnes pour l’abattage quand elles ne pondaient plus assez, ni les coquelets qui risquaient de lui faire ombrage et que le poulardier venait attraper par les ailes. Pire, quand cela arrivait, il se gaussait de la naïveté des condamné·e·s à mort et en gloussait. Il osait le jour même du deuil réclamer de la considération au vu de son héroïsme passé ; dont il ne reproduirait jamais la moindre réplique au profit des autres et encore moins des siens.

  Du cocorico de sa vie jusqu’à ce jour, il aura été le maître à paraître et du moi-que. Il aura instillé dans les gènes de sa cour, au fur et à mesure des générations, le modèle exclusif de son image.

 Tandis que près du grillage de jeunes poulets piaillent et s’insurgent en verlan poulardier, le coq reste assis sur son perchoir à ne jamais mourir, fixant vaguement un truc en fer sur le clocher de l’église ; le visage miné par des plaques d’eczéma, il pose à sa propre gloire dans un halo de lumière blanche sans pondre de regret ni couver de remords.
 

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Vivons laids


   Je les pensais simplement fous mais ils sont aussi beaux ces romains. Plus exactement, Michel-Ange et Raphaël les ont si bien badigeonnés et modelés de certitudes esthétiques que même quelconques, hommes ou femmes restent beaux.

    J'étais jadis, demeuré cloué au sol par le fascinant Machu Picchu au Pérou, en lévitation face au respectable Machhapuchhare au Népal mais ici à Rome dans les ruines de Caracalla, dans ces termes gigantesques, je me baigne dans l'incrédulité. Le statut de ruine du site laisse l'imagination galoper, on essaye par l'esprit de faire se joindre un bout arc posé sur une colonne à celui scellé à trente mètres en face. Le fait de distinguer le ciel et voir les nuages se déplacer étire l'espace et donne du mouvement au monumental enchevêtrement de pierres. Des fragments de mosaïque agonisent dans la pelouse, ils finissent leur vie ci et là. Avant de mourir complètement, ils invoquent la splendeur trépassée de ces termes. On a l'impression de sentir l'humidité mouiller ses pieds, de voir les curistes assis sur le banc de pierre et d'autres défiler en toge dans l'atrium, on entend leurs voix faites d'intrigues; ils chuchotent en latin.

    Et dire que n'avons encore rien goûté des joies du colisée, des voies du forum, des oies du capitole, des ouailles du panthéon, de la foi des cathédrales. Mais nous aurons plutôt à faire à la gouaille de rue, à essuyer la gouache qui par trop de brillant finit par couler et se répandre.

    Aujourd'hui, bien qu'un ciel bleu se découpe sur la ville aux sept collines, un vent violent entraîne comme chez nous les derniers tatouillards, d'étranges flocons. Il neige à Rome des fragments de plastique, des immondices qui s'envolent avec grâce et s'étrillent en volutes dans les calandres des voitures ou se gondolent dans les gaz d'échappement pour finir en congère sur le rebord des trottoirs. La circulation est dense et chaotique. Les romains au volant ont conservé ce goût venu des arènes pour les courses de chars. Cette tension palpable aux feux rouges, ce pied prêt à enfoncer le plancher, à libérer les chevaux et ne pas louper le démarrage. Cette façon par petits coups de klaxon agacés d'imposer au piéton le monopole du bitume.

    Sorti indemne d'une traversée de route, nous allons visiter le Vatican. Plus on s'en approche plus s'ajoute aux pas de l'épais pèlerinage un nuage de mains frivoles, un voleur à la tire se tape mon tape mouche, se tire et s'envole. Mon porte-monnaie était rempli d'indulgences achetées au prix fort. Heureusement, je l'avais délesté d'un euro jeté dans la fontaine de Trévi contre un vœu. On m'avait bien dit de ne m'astreindre qu'à un seul vœu. Un seul. Mais je n'ai pu résister; en plus de celui tenu secret, je fis le souhait d'être épargné des pickpockets et des fléaux de l'urbanité. La providence est vraiment rancunière.

    La chapelle Sixtine est placée tout à la fin d'une succession de galeries dans un couloir long comme une vie avec en terminus et comme dernier bonheur la salle d'expiation. Mais la prouesse véritable du muséographe en chef est d'avoir superposé en filigrane ce sentiment-là à l'épopée d'un festin qui suit à travers les entrailles d'un corps sa lente désintégration jusqu'à l'ultime rejet.

 
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   Est-ce une ode à la maternité ou une mise en bouche d'une confrérie vinique -entre autre péchés iniques- que le festival de chérubins, de séraphins, d'angelets, d'angelots habillés d'une simple feuille de vigne qui s'affiche le long des murs ? Au fur et à mesure que l'on avance, on sent nos poches se vider, le dépouillement commence. Nos corps s'assèchent. Tout semble s'évaporer en grasses décorations sur les parois et au plafond itou.Tant d'images pieuses affichées contre aucun semblant de charité, aucun repentir.

    Plus loin, une autre salle laisse se pendre d'immenses tapisseries grises et sans éclats qui panseraient comme des linceuls les corps en décomposition, l'agape défaite de ses nutriments, la substance dissoute laissant à l'âme son unique chance.

    Puis vient la salle des cartes géographiques -une des plus belles galeries- laissant croire à plusieurs directions; que pour l'esprit s'échapper est encore possible alors que de fortes contractions dues à un troupeau humain adepte du péristaltisme poussent irrémédiablement vers le dernier cabinet. Tout juste peut-on repérer sur les cartes de là où l'on vient et, en une fraction de seconde, revoir le chemin parcouru et retracer sa vie.

    Finalement dans la dernière salle avant l'anus, le purgatoire, le dernier souffle, la lumière blanche -comment faut-il l'appeler- survient le répit divin de la chapelle Sixtine. Il y a peu à dire. C'est un tel chef-d'œuvre que celui ou celle qui s'en expulse par l'étroite porte à l'arrière n'est plus qu'un caca ou un macchabée, plus rarement un ressuscité. Je le sais maintenant, chacun finira par visiter cette antre, cette ultime alcôve tôt ou tard.

    Réchappés par miracle, alors qu'arrivent par dizaines les cloches envolées de Pâques, nous courrons prendre le train du retour. Au termini, la gare centrale, sous les galeries extérieures, des sans-abris ont carrément installé des matelas avec de véritables tours de lit. Ne reste de la louve qui fis, tapis sous son pis téter Remus et Romulus sans répit que le dépit, des mamelles taries et des pâques fauves.

    Des images défilent dans nos têtes. De l'homme en blanc qui demain devant la place noire de monde répétera orbi ce qu'il avait dit urbi jurant un au-delà en couleur alors qu'en-deçà des mines grises dorment à deux pas dans le froid. Du beau, du grand. De tout ce qui en jette au prix de ce qu'on jette et de ceux qu'on rejette. De nos joues roses de Montagnons peintes avec les pinceaux du grand air par Léopold-Robert, si visible même si nullement apparente. Des airs amusés lorsqu'on descend aux festivals d'été avec un pullover autour de la taille. De nos cités posées à 1000 mètres, de ses gares et des quelques cas sociaux qui en gardent l'entrée mais dorment à couvert. De l'envie de ne plus paraître. De se confondre gratuitement dans la plus grandiose des chapelles faite de voûte céleste et de colonnes en bois d'arbre enraciné de par monts et vaux, d'entrelacements sauvages, de pâques apprivoisées; où il neige à vrais flocons autre chose que du plastique, autre chose que de la cosmétique.

   

Le Dénuement


    Quelle pitié que d'en arriver aux résolutions de l'année naissante sans avoir le moins résolu celles dévolues à l'année mourante.

    A cette époque où le temps paraissait d'abondance, j'avais promis de rendre visite à un pote en rade pour l'aider dans ses affaires et réparer sa télé en panne. Je m'étais également juré de répondre à un message énigmatique d'un ami que j'avais pris pour un défi. Dites-moi s'il vous plaît, vous arrive-t-il souvent de recevoir en photos, une galerie de périzoniums ?

    Heureusement, je venais d'en apprendre la définition, car lors d'un spectacle de stand-up récent l'artiste qui brûlait les planches avait longuement drapé d'effets comiques tout ce que pouvait avoir d'amusant la culotte du Christ.

    Le sujet est scabreux. Si en parler en charabia d'auteur semble à ma portée, en disserter avec hauteur, droit dans son slip dans un langage corseté risque bien de faire déborder par les entournures mes principes de dérision.

    Depuis la semaine de Noël jusqu'à hier, le coquin de sort a jalonné mon chemin de croix et de ses quatorze stations. La plupart de celles-ci endurées cloué dans un lit à l'article de l'agonie ou alors agenouillé devant un trône à lunette au regard profond et suppliant de rendre.

    Étourdi par la fièvre, gavé de médecine comme autant de couleuvres avalées, je n'ai pu définir avec exactitude la serpentaille qui tréfilait le cœur de mes entrailles ni même compter les boules de feu qui à coup de couleuvrines m'ont dévasté la vésicule. Au plus, en quelques instants de lucidité, j'ai pu comprendre avec quelle bravoure mon caleçon en tant qu'ultime rempart, et puisqu'il y avait à en découdre, avait tenu le siège sans subir de défaite à plate couture. Relevé depuis lors de sa garde pour laver l'affront par un tour à la machine, l’ héroïsme de ma culotte n'aura pas suffit à lui faire conquérir le titre de périzonium. D'autant que, presque guéri et enfin debout, je suis tombé par hasard sur un article à ce sujet.

    A l'occasion du petit nouvel-an, pour avoir l'air le plus ressuscité possible je suis allé chez le coiffeur. En attendant mon tour, j'ai pu chez le figaro, feuilleter un magazine qui relevait l'Art subtil avec lequel ce pagne habillait la nudité des crucifix. Faut voir avec quel soin, avec quel souci du détail, dans le drapé, dans le rendu des plis et des ombrages, les maîtres ont su dresser la matière et magnifier le tissu.

    Dans certaines œuvres, une suspicion de confort prend le pli sur le sentiment d'affliction dans lequel le mystique est censé plonger. Et alors que, par son flanc lacéré, une plaie vive en feu attisée au vinaigre, le supplicier se vide de son sang par spasmes dans d'atroces souffrances, le périzonium blanc, immaculé semble absorber toute la composition dramatique, éponger tout le sang, toutes les larmes et finit par confisquer l'accablement que devait susciter le tableau en premier lieu. Dans l’article, il est également question de point aveugle, mais je n'ai pas eu pas le temps d’en terminer la lecture.

    Dans un tout autre tableau, le coiffeur fait alors un signe de la tête. La place est libre. Il secoue la cape et m'invite d'une grimace à m'installer sur le fauteuil de coiffage. Il s'enquiert de mes consignes -sommaires- avant de sortir sa panoplie de tondeuses et ciseaux.

   


 
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    Après quelques coups, il prend du recul et évalue la régularité de la coupe, clignant de l'œil comme un maçon vise son mur. S'accroupit en se balançant sur ses jambes, on dirait un tennisman qui attend le service de son adversaire. Il observe, puis se relève d'un bond pour élaguer le poil qui dépasse. J'ai l'impression que mentalement il note son score : 3 poils à zéro.

    Il me parle du coût de la vie, de l'inflation. Je repère chez lui un accent indéfinissable. Il reprend ses arrières, me questionne, demande mon avis. On dirait qu'il cherche un angle d’attaque ; l'art que cet homme exerce est martial.

    Une photo est accrochée à côté du miroir. C'est lui. On le reconnaît dans une phase de lutte à peine vêtu d'une culotte. C'est la Trânta, a-t-il dit. Sur la photo, je lutte avec mon frère. Dans mon village en Roumanie -son accent- on pratique encore cette lutte traditionelle en subligaculum comme à l'époque gréco-romaine. J'en conclu que le "subligummachin" était l'ancêtre du périzonium, décidément on reste dans une ambiance en dessous de la ceinture.

    Puis sans prendre de gants, mon coiffeur se met à détailler son parcours de boxeur professionnel, ses exploits, les tricheries et la corruption liés à ce sport, sa fuite sous peine de représailles hors de son pays. Je reste sur le ring pendant une heure et demie, il faut tout ce temps à mon boxeur de coiffeur pour mettre KO trois cheveux et quelques poils de moustache, heureusement le tarif est roumain, je m'en sors bien.

    Cet adepte de l’esquive me fait penser à l’ami à qui j'avais promis une visite et de réparer sa télé. Comme lui, c'est un ancien champion déchu. Ces champions de la vie qui ont dû fuir quelqu'un ou quelque chose à un moment donné, ces champions comme on n'en connaît tous… si, en réalité ce n’est pas soi-même. Lors du dernier round, entre deux uppercuts capillaires, j'ai repensé à l’article du magazine et appréhendé l’expression utilisée de “point aveugle”. Ce point qu'on ne saurait voir, ce bout de viande pendu entre les cuisses -car le supplice de la croix se commettait à poil- que l'on a fini par cacher sous de somptueux périzoniums.

    Travestir la réalité. J’en suis l'exact complice. J'aurais dû aller voir cet ami qui a besoin d’aide et à qui j'avais donné ma parole. Au lieu de cela, j’ai inventé mille prétextes, je me suis mis la tête dans un périzonium et je l’ai laissé tomber. Quelle pitié que de franchir l’an neuf de cette façon alors que l’an vieux me jalousait encore.

    Je vais le voir. Je me dépêche. Je m’enfonce rue des Emposieux où il habite. Je monte, je sonne, personne ne répond. La porte n'est pas verrouillée. Je rentre. Il fait chaud comme dans un appartement subventionné. Je passe le couloir, me dirige vers la cuisine. Il y a de la vaisselle sale et des reliefs de nourriture partout. Il est là, assis sur la chaise, la tête et les bras affaissés sur la table. Inerte. Il n'est vêtu que d'un caleçon qui baille. Il porte sur la tête une couronne des rois, le reste du gâteau est sec. Ce n’est pas sa presque nudité qui me choque, mais son complet dénuement. Au fond de la pièce, la télé est allumée. Sur l’appareil que je lui avais promis de réparer, on peut lire qui clignote sur l'écran "LIAISON INTERROMPUE"

   






Noël dans les Etoiles


   La soirée de Noël était largement consumée quand brusquement les lumières s'éteignirent. Astra tressaillit. Une fois. Deux fois. Puis, elle s'éclipsa petit à petit complètement comme une bouche termine son sourire.

    Maman est immobilisée à l'hôpital depuis huit semaines, astreinte à rester allongée avant l'accouchement. Elle me manque et je vis, à cause des événements, dans la peur et l'insécurité. Papa s'occupe de moi du mieux qu’il le peut, mais il fait déjà nuit, même si ce n'est que le soir, quand il vient me chercher à l'école et quand les cours peuvent être donnés. Il ne fait rien comme maman, il met trop de beurre et pas assez de confiture sur mes tartines.

    C'est moi qui dois lui dire sur quelle étagère ranger les tasses et aussi trier les fourchettes et couteaux mélangés dans leur compartiment. Mais on passe de bons moments et on essaye que tout soit joli pour quand maman reviendra.

    Papa a trouvé un sapin de Noël, il est tout rabougri, mais j'ai pu le décorer comme je voulais avec des boules dorées et des cheveux d'ange. J'y ai suspendu des petits cartons avec des vœux écrits dessus ; que tout redevienne comme avant, et l'eau et l'électricité aussi.

    J'aime bien quand avant d’aller dormir, les soirs de nuits claires, papa me couvre d'une grosse couverture et qu'on s'installe sur le balcon à regarder le ciel. Papa me fait découvrir toute la ménagerie céleste, la Grande et Petite Ourse, le Sagittaire, le Centaure, le Lion et même le Dragon. On s'invente des histoires. Je suis la petite princesse, nous devons prendre livraison de roses chez le petit Prince sur l'astéroïde B612 et en parsemer les pétales sur un monde devenu fou. À toute vitesse, je conduis le chariot formé par la Grande Ours avant que le Centaure nous attrape et que le Dragon crache sur nous son nuage de feu. Mon chariot est chargé de tous les gens que j’aime ; maman c'est l'étoile la plus brillante qui s'appelle Megrez, papa c'est l'astre voisin.

   


 
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   Entre les étoiles Merak et Dubhe, on distingue à peine une petite lumière qui scintille au rythme d'un cœur qui bat. Avec Papa, nous avons décidé de l'appeler Astra car ce sera le nom de ma petite sœur. Du coup, j'ai ajouté pour elle dans le chariot une peluche, une moyenne ourse qui jongle avec des étoiles que j'ai acheté avec mes économies quand les magasins étaient encore ouverts.

    Puis, papa reçu le message avec une photo avant que la batterie du portable ne tombe à plat. Il me serra blottie dans ses bras. Il était à la fois fébrile et pétri de colère, furieux de devoir rester enfermé dans l'appartement. Je ne réalisais pas vraiment, j'aurais tellement voulu avoir près de moi ma sœur toute minus et lui offrir la peluche et retrouver le sourire si rassurant de maman. Tous les trois, on se serait assis sur le lit à la contempler et à écouter ses areu-areu avant qu'elle ne s'endorme.

    Je tenais la peluche contre ma poitrine. Dans le ciel, mes amis les animaux du firmament brillaient de manière étrange. On aurait dit qu'ils boitillaient, qu'ils avançaient difformes, avec plusieurs paires de yeux, pour certains, on aurait dit des larmes. À ce moment-là, peut-être pour me montrer le chemin, l’étoile polaire qui n'aime pas les enfants tristes surtout les jours d'accouchement se fendit d'un clin d'œil qu'elle m'adressa, j'en suis sûre.

    Presque aussitôt, au-dessus de la ville de Kiev, toutes les lumières s'éteignirent et le bruit des bombes s'estompa. Ne restait allumé que quelques ampoules d'un attelage de rennes rose bonbon en décoration dans un jardin voisin.

    La frêle petite étoile entre Merak et Dubhe, après plusieurs hésitations comme des roulements de tambour s'arrêta elle aussi de luire, Astra l’Etoile avait déménagé pour de vrai dans mon cœur et ceux de Papa et Maman en messagère de la paix dans la ville bombardée.

   






Jazz, torréfaction


   Décidément le jazz torréfié à 1000 mètres tel un bon café lui donne la saveur exquise de l'évasion.

    A peine le fard du discours de bienvenue éteint que celui assis devant ses tambours commence à battre la crème en tournant son fouet sur la caisse claire. Le pianiste qui lui tourne le dos boude un peu, le temps de plaquer un accord tacite. Avant que ses doigts ne culbutent sur les marches du clavier et s'enlisent dans la barbe-à-papa. Le vieux manège s’embraye et les chevaux de bois hoquettent doucement sur leur barre de pole dance. Mais le batteur, un peu magicien un peu plombier transforme ses fouets en balais de cabinet et se met à frotter ses cymbales.

    Le pianiste décrète que si le piano avait une queue, il pouvait avoir un corps et une bouche avec de belles dents blanches mais aussi quelques dents cariées dont il était urgent de s’occuper maintenant.

    Les instruments ripolinés laissent alors briller des notes qui s'élèvent comme un lever de soleil. On marche sur le sable, les crabes s'écartent sous les pas. Ça sent l’iode et la marée monte. Depuis que le batteur s’est équipé de baguettes et qu’il cravache sur ses tambours, on entend clairement des chevaux galoper et puis le piano s’est transformé en locomotive. Un spectateur en chaise roulante assis au premier rang ferme les yeux, il retrouve ses jambes et s’évade de son carcan. Dans un grandiose panorama de western, il entend siffler le train et les cliquetis ferreux des wagons sur les rails, assis sur sa monture il attend le signal de John Wayne. Les chevaux piaffent, de leur bouche mousse une écume. Mais le piano tombe en panne, le signal ne sera pas donné.

    Le piano avance maintenant juste à la force des pédales par de petit à-coups poussifs. Le pianiste se plie dans son châssis comme on le fait sous le capot d’une voiture, il vérifie les niveaux.

   


 
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D'après le son qu’il tire des cordes, c’est un problème d’étouffoir; rien de grave, mais pour préserver son instrument le pianiste écoule des notes lentes, il marchande le sable; bonne nuit les petits. Le batteur s’endort, reste inerte.

    Un spectateur baisse ses paupières alanguies par l’intimité mélodique. Puis quand le public semble suffisamment rassasié de quiétude, le pianiste plante brusquement ses majeurs en équerre dans le clavier, des notes aiguës et gaies s’envolent dans des bulles de bandes-dessinées. Le batteur appert à nouveau. Pas trop réveillé, il tape partout de ses baguettes sauf sur les peaux de ses tambours. S'ensuit une séquence qui ressemble à un lundi matin quand le boulot reprend.

    Enfin dans son pouvoir, la musique évoque une ambiance d’hôpital ou tout devient grave et plein d’espérance à la fois. C’en est trop pour une auditrice, une infirmière sans doute, qui quitte la salle. Alors à son chevet, le batteur sort un archet et fait vibrer doucement le rebord de sa cymbale comme un remède. L'infirmière revient sur ses pas d’autant que le pianiste de façon spectaculaire lance son piano dans une fresque musicale revigorante. L’harmonie mais plutôt l'entente entre les deux musiciens est parfaite.

    Ensemble il projettent un tag lumineux dans les couloirs de la gare, dans les souterrains nauséeux, sur les murs des autoroutes. A la station de péage, c’est au tour du batteur de s’engager dans un solo. Au lieu de s’ébattre dans une longue et tonitruante envolée d’été, il choisit toute la langueur de l’automne, les feuilles mortes tourbillonnantes. De ses fouets, il bat doucement la peau crème de la caisse claire; avec tant de virtuosité qu’un morceau de jazz torréfié à 1000 mètres laisse s'évader toute la subtilité de ses arômes pour le plus grand bonheur des buveurs de café.

   


L’Urganettu de Sainte Poulebec


   Dût-elle, Sainte Poulebec, incarner le profil gauche d'un visage noir au front ceint d'un bandeau blanc pour qu'un jour, un prélat presumé -car en Corse, jamais rien n'est sûr - ne s'adonne à sa béatification.

    À cheval sur sa légende, elle aura, cette Maure vivante, tiré à tous les canons de piété. Si bien qu'en une certaine période de disette, elle se laissa clamser près du clapier devant lequel elle avait posé un lapin. Le dernier de son élevage et, presque cru. Son sacrifice pansa le ventre vide de sa progéniture du temps que la famine tienne son siège.

    Par son acte de bravoure, la barbaresque aura ému tout un peuple de pèlerins venu en supplication décorer sa tombe par gerbes entières avant de s’émouvoir devant une assiette de lapin à la noix et un peu de laurier. La nature était venue par quelques bouquets sauvages d’immortelles et de myrtes vertes, par ses parfums diffus, soutenir l’odeur de sainteté qui régnait autour de la sépulture. Des ex-voto et autres plaques funéraires en marbre rose et serpentines posées cahin-caha à travers la grille laissaient présager pour la sainte d’une forte descendance qui lui rendait aujourd'hui hommage.

    Des mauvaises herbes qui d’habitude régalent les lapins donnaient la preuve enfin que les enfants de la mauresque s'étaient bien nourris du dernier spécimen. D’ailleurs, la grille dans son pourtour en fer forgé ne pouvait évoquer rien d’autre qu’un clapier.

    Un gros bougainvillier en fleurs qui bordait le cimetière laissait s'exciter entre ses anches les rayons du soleil et les à-coups d'un vent chaud. La sérénité du cimetière donnait l'envie à l'heure de la sieste de s'approprier le repos de ses résidents.

    Pour rejoindre le gîte depuis le parking, il faut se faufiler entre le muret du cimetière et le campanile planté là comme une fleur pétrifiée qui offre à tous les vents ses étamines tintinabulantes. Depuis la terrasse du gîte où se partage les repas en commun, on peut voir au petit matin l'île de Monte-Cristo qui baille dans son lit rose alors que le soleil se lève.

    Trois jeunes gens sont déjà debout. Ils préparent un gâteau sans graisse animale pour le petit déjeuner. L'excursion vers les Pozzi risque bien d'être longue, tout là-haut à 1800 m. d'altitude ce serait bien qu'il en reste pour le pique-nique. Le saucisson au sanglier et le lard blanc, les autres randonneurs se le partageront entre eux. Johannes met le gâteau au four, ses deux sœurs Julia et Lena apprêtent leur sac à dos.

    La veille, lors d'une excursion en forêt, ils avaient trouvé le long du sentier, au pied des arbres multi centenaires des châtaignes qui avaient constitué leur repas. Le jour d'avant ils avaient trouvé des champignons, des lactaires délicieux. Si d'autres jours, ils ne trouvent rien, ils ne mangent rien.

    De cette fratrie émane un sentiment étrange, qui semble avoir été marqué au fer rouge par un événement antérieur pesant. Ils ressemblent à de grands enfants, leur regard reste accroché au fond de l'œil, ils sourient sans joie. Peut-être ne sont-ils pas nés à la bonne époque ? Johannes joue avec un air de troubadour de la flûte à bec et Julia gratte de la harpe. Une sorte de harpe de voyage de la grandeur d'un ménestrel haut comme trois pommes. Lena cache sa beauté sous un visage de montreuse d'ours et un chapeau en feutre; fermée et taciturne, dans sa bulle presque somnambule.

    Les Pozzi sont constitués d'innombrables puits naturels qui se font et défont au fil des ans dans d'anciens lacs glaciaires qui se couvrent peu à peu d'une épaisse couche de pelouse sauvage. Tout un réseau de ruisseaux d'eau cristalline se faufile sur sa surface verte et spongieuse. Dans ce splendide décor, quelques chevaux au galop ne manquent pas de faire tomber en pâmoison les amateurs de photos. Et pour ceux qui préfèrent s’évanouir devant les clichés pastoraux, il n'y a qu'à faire deux pas pour découvrir la bergerie, son troupeau, son berger corse à deux pattes et son berger corse à quatre pattes.


   


 
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    La cuisine cachée sous un toit de pierre, à l’abri du vent mais pas de l’odeur de fumée, est sombre et d’une brutale rusticité.

  Jean-Michel, le berger à deux pattes prépare du thé sur la grille de la cheminée, sort un Brocciu bien affiné et un reste de saucisson. A force de vivre avec son troupeau, il a attrapé une barbe et une chevelure épaisse, blanche et laineuse. Julia plaisante : “J’aimerai me tricoter un pull avec ta barbe”.

    Une sorte de complicité s'installe entre eux. Il explique sa vie difficile à l’alpage, ces jours entiers seul avec son troupeau et son chien, ces soirées de tempête ou tout craque alentour, cette vie d'enchaîné où chaque maillon qu'il soit de fer, qu'il soit de verre, de végétal ou d'animal a son importance. Cette vie qui tient de la survie. Elle raconte ses vacances, son mode de vie proche du véganisme, pourquoi sa fratrie avait choisi la Corse comme destination de vacances et surtout pourquoi elle l'avait entrepris. ”Lena n’allait pas très bien, elle a tenté de mettre fin à ses jours, il y a quelques semaines”. Jean-Michel ne comprend pas très bien, il secoue sa barbe et ses cheveux de laine, il réunit en corolle les doigts de sa main calleuse, son pouce incrusté d’un ongle noir présenté commme un point sur un i, il balance un geste du poignet à l'italienne puis il répond avant d'avaler sa rondelle de saucisson : “Quand on culpabilise de manger un peu de miel on peut bien culpabiliser de vivre”. On entend à travers le carreau un air d’accordéon. C’est Lena qui a découvert un urganettu, un vieil instrument couvert de poussière. Elle joue un petit morceau sans génie, sans accroc, sans fausse note.

    Elle semble en être fière mais ne sourit pas. Elle se met à parler de façon si hachée qu’on dirait une langue étrangère : "Je connais pas cet instrument, je suis pas musicienne et j'ai joué cela". Elle appuie l’urganettu sur sa poitrine, le soufflet en cuir de l’instrument bat du même cœur. Elle pèse ses doigts avec vigueur sur les boutons en corne de bouc qui jouent du même corps. Elle bat le rythme avec son pied sur le sol qui convulse aussi son ventre de la même matrice. Johannes applaudit comme un chat; sans bruit. Julia tord plusieurs fois sa bouche en signe d'encouragement.

    Quant à Jean-Michel, il est surtout content que réapparaisse son instrument perdu. Il profite d'ailleurs de l'attention pour demander un coup de main, il faut aller chercher des troncs de bois de feu pour la saison prochaine.

    "Prend-le" a dit Jean-Michel à Lena en désignant l’urganettu au moment des adieux. Puis il faut redescendre en passant par le chemin des arbres tortueux, spiralés à force de vent et ensuite la forêt des arbres géants aux troncs creux et enfin celui des arbres moussus habités par d'incomestibles lutins. Puis, demain, ce sera le jour du retour vers les tristes bosquets du continent.

    Équipée de leur baluchon, sa harpe, sa flûte et de son urganettu, la fratrie passe une dernière fois par le cimetière, Lena remarque le bouquet d'immortelles qui pousse dans le clapier de Sainte Poulebec. Elle outrepasse la grille pour les cueillir en souvenir. Elle en profite pour débarrasser les fleurs fanées et redresser les ex-voto. A vrai dire, l’un deux cachait "Tous" une partie du texte gravé sur le marbre de la sépulture. On peut lire clairement cette fois : Toussainte Poulebec. En Corse décidément rien n'est jamais sûr.

    Toussainte Poulebec devait sa tombe fleurie à sa notoriété. Elle fût maire du village, engagée dans beaucoup d'associations régionales. Elle s'était illustrée à plusieurs reprises dans des combats pour la défense du patrimoine et réussi à confondre des promoteurs immobiliers du milieu à côté de la loi.

    Lena qui, de sa vie n'avait jamais mangé de lapin, venait sans s'en rendre compte de désacraliser une sainte et sa légende Elle s'en alla.

    Mais rassasiée de sa maigre résurgence sur les Pozzi, elle revint sur ses pas et, pour l'éternité elle posa l’urganettu devant la tombe comme Madame Poulebec l'eût fait d'un lapin cru pour sauver ses enfants si d'aventure un prélat corse avait bien voulu la sanctifier.

   

Les Incontinents


   Raconter cette histoire ? Vous savez comment sont les gens; ils n'ont de compassion qu'à leur propre malheur, pour le reste, ils sont sans égards quand ils vous regardent, peu regardants quand ils vous voient, aveugles quand vous les croisez le regard toisé.

    C'est pourtant une histoire banale, d'amour sans doute qui se passe dans un pays latin au comble de l'été dans une ville philosophale ou le caillou a été transformé en pierre et la pierre en dentelles. Les gens se réjouissent; ceux qui ont reconnu Salamanque, la Rúa Mayor pavée de dalles de pierres ferrugineuses de "Villamayor" qui lui confère son aspect doré puis l'étrange Casa de las Conchas avec ses murs parés d'une multitude de prises aux formes de coquilles Saint-Jacques comme si de gothiques architectes, en précurseurs avaient voulu édifier un mur d'escalade. Les gens, ceux qui connaissent moins l'Espagne et qui n'ont jamais visité cette ville s'étonnent : quoi c'est tout, il n'y a pas de palais, pas d'église ? Il faut alors rassurer ces mécréants, cette ville est si riche que l'on ne fait pas deux pas sans passer devant un couvent, une église, l'un des nombreux édifices de l'université ou d'autres cailloux remarquables. Et comme il y a deux testaments, il y a deux cathédrales, l'ancienne et la nouvelle. Il y a également deux Salamanque, celle du matin, dorée et appétissante comme un poulet grillé, et celle du soir où la pierre qui s'éclaircit sent le renard et où les contrastes se font plus francs pour finir avec cette vue envoûtante depuis le pont romain quand le soleil se couche et que la ville se toise dans le rio Tormes.

    Mais où veut-il en venir ? se demandent les gens. C'est une agence de voyage qui a commandité ce texte ? On ne parle pas de la Plaza Mayor ? ce chef-d'œuvre d'harmonie avec son pourtour agrémenté de galeries d'arcs en plein centre et ses 186 médaillons sculptés à l'effigie de personnages célèbres.

    Cette fois, ils ont raison les gens, d'autant que le début de l'histoire se déroule sur cette place à la table de l'une des nombreuses terrasses. En effet, juste en dessous du portrait en médaillon de Cervantès, une famille se bat contre ses propres moulins. Leurs lances faites d'une langue à la mélodie absente qui doit venir du nord, qui s'échappe de petites bouches sans lèvres et qui usent leur tranchant contre le vent chaud et sensuel du palabre castillan.

    Dans cette ville de tous les siècles, la plus âgée des sœurs n'en possède qu'un quart peut-être, mais en tient la beauté sèche. Elle porte avec élégance une robe de tulle noire. Ses cheveux blonds flottent sur sa nuque, puis mêlés à quelques dentelles débordent sur l'épine de son dos. Sa sœur du même âge environ, assise en face, pourrait être prise pour sa jumelle si sur son cou n'était assis un si petit visage. Elle porte, croché entre ses oreilles un étrange chapelet de coquillages. Ses ongles sont sertis de faux, de crochets vernis bleu ciel, chamarrés de chats marrants, de petits chats marrons. Comme une enfant.

    Régulièrement, elle prend l'avant-bras de son père assis à côté d'elle et le tient longuement comme un aveugle se cramponne à sa canne, les gens diraient comme une éperdue à son amant. Cela leur donnent-ils raison mais on peut noter une forme de provocation; sa toilette, rivale, est presque identique à celle de sa mère à la nuance près que sur la robe de celle-ci est imprimé de gros points noirs de la taille d'un deuil, du moins d'un signe de renoncement. De la soirée, la mère ne se sera débarrassée d'une sorte de béatitude, -réminiscence de ses héroïques années hippies- n'intervenant que par des slogans sporadiques dans la discussion.

    Dans cette famille à la communication compliquée, le père tient le rôle d'antenne. Il parle peu, mais tous les échanges transitent par le mât bien droit qu'il représente, le dos à la verticale. Même quand il mange, il semble être occupé à taper à la machine à écrire. De temps en temps, il actionne la manette du retour chariot en le suivant du regard dans un "tzing-tzing" imaginaire qui le rassure. Il est là parce qu'il avait promis à ses filles des vacances, mais il a peur de tout.

    La famille finit son poulpe.

    Sous le clair de lune menteuse comme à son habitude, les sœurs donnent libre quartier à leurs habituelles querelles entre les retour-chariot de leur père et le "peace and love" tatoué dans les entrailles de leur mère. Entre les filles, la mésentente se diffuse jusque dans le prolongement des gestes. Tandis qu'avec l'auriculaire, l'ainée se caresse avec grâce le bas du menton, la cadette avec le même doigt lèche la sauce de son assiette. Buvant du vin, pendant que la première porte à ses lèvres un calice, l'autre, son petit visage déformé par l'effet loupe du verre rempli, suscite comme dans un film, l'épouvante. Le film continue quand elle tente d'enfiler dans sa bouche de gigantesques feuilles de salade qui semblent vivantes lui croquer la tête toute entière.

    Puis l'aînée invoquant un besoin pressant se lève sans se précipiter. De ses yeux ronds, elle lorgne en coin sa famille et disparaît au petit coin. N'en reviendra plus. Mais pourquoi ? L’histoire ne peut pas se terminer ainsi disent les gens. Qu’on nous raconte la suite !


    En ouvrant la porte du couloir étroit qui mène aux toilettes, elle avait bousculé un homme penché sous l'évier en train de glisser discrètement dans la poubelle un petit paquet enroulé.



 
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   Elle appréhenda avec le sourire ce geste si souvent répété par toutes les femmes chaque mois. Elle s'excusa vaguement, puis après s'être lavé les mains et rafraîchit le visage, elle descendit le petit escalier qui mène sur la terrasse.

    Sur le pas de porte, un coup d'œil furtif lui révéla dans leur posture coutumière, sa sœur et ses parents soulagés de son absence. Indignée mais par surprise, elle s'enfuit, se heurta à une chaise à la hauteur du médaillon de général Franco, se releva, pointa en manifestant sa douleur, un doigt d'honneur au caudillo puis s'effaça de la Plaza Mayor. Erra jusqu'à un banc public perdu dans la pénombre d'un caroubier, s'assit reniflant le moral tombé dans ses chaussettes.

    Quelques instants après, elle observa un groupe d'amis déambulant joyeusement dans la largeur de la rue. Elle reconnut parmi eux, l'homme bousculé aux toilettes. Puis, alors qu'elle s’en retournait à ses pensées obscures, elle sentit une ombre voûtée lui couvrir le visage; la statue d'Adares le poète érigée à deux pas était en train de lui voler pour cause d'inspiration tout le tourment qu'elle portait en elle.

    Le groupe d'amis se rapprocha. Par des gestes et des bribes de mots, elle reconnut les prémices d’une dispute. En apartheid, l'homme et celle qui devait être sa femme parlaient d’autant plus vivement que se formait sur l'entrejambe de l'homme une auréole grandissante. La femme détourna son regard puis la tête puis son corps entier s'enfuit comme une ombre aspirée rejoindre l'autre couple parti devant. Elle avait trop honte. Que vont dire les gens ?

    Les gens ? Il y en avait partout dans la rue. L'homme s'avança de quelques mètres, se fixa au-dessus d'une bouche d'égout placée devant la statue d'Adares. Même à force de contorsion, ses mains, ses cuisses, ses genoux, sa vessie réunis dans une gymnatique invraisemblable à la hauteur de l'aine, il ne parvenait plus à se retenir. Son envie fût de pleurer, il ne fît que pisser.

    Abandonné.

    Les gens, ceux qui avaient des épaules les haussèrent, ceux qui avaient des yeux les baissèrent, ceux qui étaient comme il faut n'usèrent pas de leur talent, de ceux qui étaient habités de compassion il n'y eut guère qu'une femme; sa propre femme qui était revenue en courant. Elle l'entoura de ses bras et de sa bienveillance. Il posa sa tête sur sa poitrine. -Ça va aller chéri. Soit patient, l'opération a eu lieu, il y a trois semaines seulement.

    Elle l'essora plus qu'elle ne serra encore avec une tendresse aussi chaude que le flot qui coulait le long de ses jambes et qui finissait dans l'égout avec tout ce que les gens pouvaient bien penser.

    Et ils se mirent à rire, enlacés, là, sous le regard vouté du poète Adares et celui incrédule d'une jeune femme à l'accent du nord.

    Après cette scène, la jeune femme quitte son banc et rentre à l'hôtel. Le long du chemin elle pense à cette femme qui avait surmonté sa honte, et qui si, elle ne l'avait pas fait, aurait dû assumer ensuite les affres de son doute auprès de son mari; avec des mots. Que s'il y avait une leçon à tirer de tout cela, c'est qu'il valait mieux prendre les devants plutôt que subir. Comprend que ses parents avaient, avec leur filles fait du mieux qu'ils le pouvaient avec des règles improvisées au fur et à mesure qu'elles grandissaient.

    Que des codes se sont instillés par incontinence à l'insu même des parents depuis la plus tendre enfance. Que si les choses devaient changer, il faudrait qu'elle charge sur son dos, non plus le fardeau familial, mais un baluchon plein de ce que lui était propre, un baluchon noué dans ce qu'elle pouvait apporter de neuf comme un.e inconnu.e vient vous rendre visite.

    Le lendemain, elle retrouve sa sœur et ses parents à l'heure du repas. Elle propose un jeu. -Faisons comme si on ne se connaissait pas, que l'on se rencontrait pour la première fois.

    Elle a mis un rouge à lèvre vif débordant de ses lippes. Avec sa nouvelle bouche, elle s'amuse à imiter le castillan, le roulement du jota espagnol en se raclant la gorge de façon sérieuse et distinguée. Le père se fend d'un sourire amusé, le retour-chariot de sa machine dérape, il prend deux cuillères en guise de castagnettes et se met à en jouer. La mère met un crayon dans son chignon, se lève, entame quelques pas de danse. La cadette à son tour se met à danser. Leurs robes mélangées tourbillonnent dans un flamenco improvisé.

    Les gens, certains trouvent ce happy-end grotesque, d'autres s'émeuvent sans oser le montrer. Mais c'est bien cela qu'il fallait, au-moins pour ce soir.

    Le père en se levant, se tord les reins, le mât est cassé, il n'y a plus besoin d'antenne. L'une fait des grimaces, l'autre dessine au rouge à lèvres le symbole "peace and love" sur la table.

    Et les gens eux-aussi ont envie de s'amuser. Ceux qui sont là, ceux qui lisent se mettent à rigoler parce que ça fait du bien. Ils rient, ils rient tous. Ils rient à pisser aux culottes.

   




Pierre qui roule


   En contrebas, le lac fait le grand écart, les jambes arc-boutées sur les Quatre-cantons. Usant de ses charmes sous une fine lingerie de stratus, celle qui porte en jarretière le midi s'ébat dans les impudiques soubresauts de l'hiver.

    Les pensées pendues aux jarretelles du printemps, je m'émeus de l'enfeuillement, du rhabillage précipité de la nature gênée des mois de dénuement. Olivia va devant.

    La sente, comme on dit pour les petits chemins nous mène dans une épaisse forêt où les odeurs lourdes de poix se résignent aux essences légères de l'humus. C'est à ce moment-là, que déboule comme un blaireau en rut, un caillou de la taiĺle d'une boule de bowling. De n'être point son genre m'épargne le statut de blairelle et de peu, un orteil. Il fend la sente, avale la pente, bouffe la côte et pète le plan. On entend le caillou, dans un fracas feutré, godiller dans la fougère et se jouer des souches sans amasser de mousse. Olivia va devant.

    D'ailleurs dans cette histoire, tout a commencé comme ça; Olivia devant. Je n'ai rien pu dire. En trois quatre elle a dégoté une chambre à l'alpage et en quatre cinq nous étions aux bois avec un pique-nique dans un panier neuf. D'après elle, je vis trop statiquement, je jaunis à passer tout mon temps devant l'ordinateur. Et que, rien ne vaut mieux pour la santé et le moral qu'une balade de santé et une leçon de morale.

    C'est ainsi que je me retrouve en montagne à faire le plumitif en plein cœur des cantons primitifs. Ici, tout concorde à la composition de carte postale, les gens eux-mêmes participent à la qualité de l'image par leur staticité. Comme pour faire allégeance au paysage, éviter l'effet de flou aux photographes, les autochtones ont la capacité surprenante d'arrêter tout mouvement entre les phases d'une même action. Et quand ils s'asseyent sur un banc, plus rien ne bouge que sporadiquement leurs mâchoires.


 
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    Face à cette étrange attribut, je fais figure de bâton de dynamite, rien à voir avec cet être pétrifié et jaunâtre à qui fait allusion Olivia par là-devant.

    En longeant la sente serpentine qui plonge, abrupte, vers le lac, nous découvrons quelques jolis points de vue. Nous décidons d'un halte dînatoire sur un replat, dans le clair obscur une clairière bordée d'arbres séculaires. Nous déballons notre pique-nique et emballons de moutarde nos cervelas garantis purs Waldstätten. Nous déballons aussi un peu de conversation, par bribes -t'as vu ceci, c'est beau cela- que nous emballons dans l'éternité de nos souvenirs. Un couple qui dure est fait de moments tendres.

    Au moment de s'en aller, je m'aperçois qu'Olivia s'était assise sur le caillou pour manger. Il avait, dans sa dégringolade, perdu de la vitesse sur le replat et s'était fait piéger par les racines tentaculaires d'un vieux tronc. Sacré caillou, il se sera servi des fesses d'Olivia pour tester ma jalousie, il aura voulu m'écraser. Certes, il aura voulu m'humilier, mais il aura aussi voulu d'une vie nouvelle, repartir à zéro, se débarrasser de toute la mousse de son histoire et ses attaches contraignantes. Il aura voulu être libre. Il me fait penser à notre monde, qui va trop vite et qui ne prend plus le temps de pause ni de pose. Qui ne laisse, entre l'action qu'il réalise et l'action réalisée, plus le temps aux photographes d'ajuster leur objectif; l'image restitue un flou posé par la conscience de la portée de ses actes.

    Avant de quitter les lieux, j'amasse un peu de mousse, tendre, humide qui laisse s'exhaler en tapis sur mes paumes tout le mycélium des sous-bois. Comme quelqu'un qui rend à César ce qui lui appartient, je coiffe le caillou de cet apparat végétal. Dans un instant de vague recueillement, je pense à notre monde, j'aspire à son printemps, à sa transfiguration.

    Olivia est partie devant.

L'Omnisciente


J'étais bouche bée, séduit, transis d'envoûtement sans même plus redouter qu'on osât me dire : " Tu n'as pas honte ? Elle pourrait être ta fille ? ". Mais les autres femmes cachaient leur soi-disant pudeur dans de futiles palabres, les paupières basses et yeux fermés sur les aises que prend le monde pour tourner.

    Les hommes, qui pour la plupart dès leur enfance avaient appris à parler avec un bâton entre les jambes se taisaient, étaient prêts à tous les parjures, à tous les pardons pourvu que leur ventre restât libre et qu'un jour leur orgueil y trouvât comptoir.

   La rivière noire et agitée de sa chevelure tombait sur sa nuque laissant quelques remous s'étioler sur sa robe à fleurs. Cette même robe à fleurs qui laissait s'entrevoir devant le besoin d'une phrase à trouver le souffle d'une nouvelle intonation la forme en virgule d'une cuisse. Si d'aventure la ponctuation paraissait encore imprécise, elle se servait d'un battement de cils pour mettre les derniers points sur les i.

  Cependant sa véritable beauté venait de sa bouche. Non pas du pulpe de ses lèvres peintes effrontément, non pas de ses commissures si bien dessinées qui se gonflaient de salive dans le flux des paroles mais dans la troublante assurance des mots qui s'en libéraient.

  Chacune de ses interventions était un jaillissement d'irréfutable, un essaim de concepts capable de foutre les abeilles et faire taire le bourdonnement de ceux qui s'activaient à la réplique. Elle affirmait et confirmait ce qu'elle avait affirmé puisant ses

 
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ressources dans l'inégale maturité de la post-adolescence là où les jeunes femmes brandissent tout l'éclat d'un flambeau alors que les jeunes hommes ne se préoccupent que d'un rondin à charrier.

    Elle empilait des idées chocs. Elle entrecoupait sa gestuelle offensive d'un long collage de mains sur la table qui, s'il perdurait collait aussi les miquettes. Quand des mots perdus ou pas encore morts comme rébellion, comme dénoncement ne suffisaient plus, elle les achevait à coup d'anglicismes ou les brouillait de "strong ideas" à en remplir le petit Larousse et le grand Robert.

    A un moment donné, vers la fin du repas de sa bouche sortit un terme suffisamment savant pour que personne n'en connaisse le sens. L'omnisciente maîtresse du jeu avait prononcé, d'après elle, le mot qui suffisait et qui résumait à lui seul la teneur de la soirée. Qui tenait le monde. Qui signifiât la partie terminée.

    J'étais bouche bée, séduit, transis d'envoûtement. Je venais de comprendre que cela ne pesait rien. Tout ce temps passé par l'être humain à remplir sa besace d'âge, d'expérience, de folie ou de raison, tout le poids des idées, de rhétoriques brillantes et celles lamentables, de la collecte plusieurs fois millénaires de mots tout le poids de l'universalité, la manière qu'il faut pour l'appréhender; tout cela pèse bien peu car crochée au fléau de la balance, une ride est en train de naître sur le visage d'une jeune femme.

   


L'Oeuvre 47°06 N 6°49 E


   Les nobles d'ici ne sont ni marquis ni comtesses, ce sont des gens aux bonheurs simples. Ils sont intègres et accueillants. Chaque année je reviens visiter leur salon, une ville blanche dans un coin de terre que le soleil assèche. Je m'installe au Residencial Camões dans une petite rue qui tombe. Je sais qu'elle m'attend.

 Toujours debout, vaillante même. Posée exactement où je l'avais abandonnée l'année précédente entre quelques ouvrages en langue portugaise et un amas de prospectus touristiques écornés faisant l'inventaire impressionnant des piscines fluviales de la région et du meilleur cabri au four, l'œuvre se tient.

    Je la soupèse de la main et évalue son épaisseur dans l'espoir secret que les chapitres déjà lus lui ait tenu lieu de régime amaigrissant. Rien ! Lui reste toujours sept-cents cinquante-six pages d'écriture pleine et le poids d'un pavé. Je lui essuie la tranche avec un soupir, elle exhale en réponse une bouffée d'encre acre. Je l'expédie d'un revers du poignet vers mes bagages et s'aplatit d'une volte sur ma serviette de bain. Je ne sais toujours pas si ce geste aura tout déclenché par effet papillon. Quoiqu'il en soit, j'ai vu clairement à ce moment-là l'oeuvre se convulser et me jurer tout un nouveau réseau d'intrigues.

  Il faut alors s'astreindre aux formalités de l'enregistrement. Je sors mon passeport. Bom dia, Senhor.

  Je m'installe au patio J'hésite à reprendre la lecture, je redoute, au fond de moi-même, le pire, une tragédie. Je fixe du regard sa couverture blême. De sang bleu même, dissout par le soleil de l'après-midi à travers la vitrine du hall d'entrée de la résidence. Au fil du temps s'est estompée la calligraphie de son titre qui fait penser - je ne l'avais jamais remarqué- à je ne sais quel frontispice de bande-dessinée d'aventures. Cette révélation excite mon imagination. Et puis, que sont devenus la comtesse Santa Barbara et le père Dinis ? Et le candide João, orphelin jusqu'ici ?

    En guise de marque page, j'avais utilisé l'année précédente, un reçu du supermarché Continente. Il est inséré entre la page septante-quatre et la suivante. Il indique aussi que j'avais acheté ce jour-là, un melon, un paquet de chips et un pack de bière Sagres, le tout pour 7 euro 80, le 20.07.2022. Le marque pages ne sépare pas clairement deux chapitres, j'avais dû l'encarter à la hâte déjà parti ou perdu loin dans une autre histoire.

    Action ? Ne me souviens plus très bien du lien entre les personnages, décide d'une rapide rétrospective. Relecture succincte du premier chapitre. Ça me revient. Retourne à la page septante-quatre. Après trois paragraphes, nette impression de déjà lu. Chapitre suivant. Idem. Saut d'une trentaine de pages. La comtesse de Santa Barbara se retrouve au couvent. Je le savais déjà, pourquoi ? Reviens en arrière. Ah, ici, quelques paragraphes inédits. Non, il y une miette de chips collée sur la marge, je suis forcément passé par-là. Ici peut-être ? Nenni. Que la servante du compte fut sa maîtresse, c'est de notoriété. Je n'avance plus, relis ce que j'avais relu. Je piétine. Il y a plein de lignes pleines de mots partout qui s'évaporent. Les personnages pensent avec un confessionnal sur les épaules et parlent avec un calice dans les mains. Quand ils ne sont pas dévots, ils sont pénitents et quand ils ne sont pas pénitents, ils sont démons, damnés à l'âme fangeuse. L'odeur de l'encens a remplacé celle de l'encre. J'en serais déjà ivre si le style était moins austère et le rythme avait l'attrait d'une calèche tirée par un cheval ergotant. Action ? L'œuvre y est allergique, mais de légers picotements me rongent la peau à présent, la contagion a commencé.

    Indolence face à l'action, l'oeuvre ne fait que consigner une histoire -ah oui, j'apprends que le marquis de Montezelos a également fait cloitrer sa fille- comme un archiviste classe un dossier, qu'un géomètre délimite une parcelle de terrain. Dans un monde qui tourne à la vitesse d'un cheval fouetté à la cravache, l'œuvre reste assise, pépère sur sa borne.

    L'œuvre reste immobile, l'actualité seule se déplace -la violence faite aux femmes- et certains passages deviennent embarrassants. Je vous le dis, la comtesse de Santa Barbara était séquestrée, battue, humiliée par son mari ! Celui-ci est pourtant majestueusement qualifié de "tigre" dans l'œuvre à plusieurs reprises.
  
 
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    Admis. Si classique et répandu dans les ouvrages romanesques, le thème de la séquestration et de la privation que leur pratique est devenue tolérable aux yeux du lecteur voire même marque d'apparat; du moins tant que le bourreau prospère encore sous l'étiquette de gentilhomme.

    Mon cerveau commence à cogiter, l'œuvre fait son effet. Je ne lis plus. La métaphore de l'enfermement, bon Dieu ? Comment le mariage peut-il ressembler à autre chose qu'une prison quand à seize ou dix-huit ans on jure devant la Toute Omniscience d'enfiler à jamais les menottes de la fidélité et qu'on perd les clés dans les poches cousues de l'Inquisition. Dans quelles cages doit-on croupir lorsque l'union est forcée? Dans quelle geôle doit-on languir que, si on avait la chance d'aimer, les premières années de passion s'effacent comme un titre de roman laissé au soleil ?

   Quelques rafales de vent balayent le patio et compulsent l'œuvre que j' étreins mollement, les pages s'affolent. Mes pensées sont ailleurs. Le drame quitte l'œuvre et vient s'immiscer dans mon corps, le mal a changé de nature. Une bourrasque emporte ma casquette.

     Vers 21h, je reviens au patio pour manger, le vent s'est calmé. J'ai pris mon livre, il faut souvent attendre. A la télé, le Benfica est en train de ramasser un goal. Je n'ai pas très faim. Je me sens oppressé, presque hanté, quelque chose va arriver c'est sûr, j'ai envie de rentrer chez moi, revoir ma ville. J'ai passé l'après-midi à visiter Castelo de Vide et ses rues fleuries. En haut de la rue Maria de Cima, je suis pris de vertige, ce couloir est étroit et abrupt. Il me semble entendre résonner en écho tous les non-dits de l'œuvre. Elle m'emmène dans un indicible tourbillon. Les maisons sont étroites et marquées si ostensiblement de leurs numéros qu'on pense voir son âge défiler, quarante-huit, quarante-six, quarante-quatre et en face quarante-trois, quarante et un, trente-neuf. Tout cela va très vite car la rue se prend pour une cascade. Le pavement lustré par les siècles brille comme les vaguelettes d'une rivière, un air chaud s'infiltre par saccades. Cela me donne le tournis. Des fenêtres se referment et claquent sous mon passage. Une vierge noire en robe rouge traverse furtivement la rue, elle laisse derrière elle des effluves de musc. Du linge pendu comme les voiles bat sur le mât d'une caravelle. Des mouettes de leur vol ramé reviennent de l'horizon. Henri le Navigateur brandit une croix. Une cage clouée sur le pont dissimule une forme humaine. Des ombres, des agents de contrebande passent leurs ballots entre le bien et le mal. Un casque à pointe renversée sert de pot pour du laurier, une croix de David est gravée dans la dalle. La rue se resserre encore. Des plantes, des immortelles, des pots de verveines emmêlent leurs senteurs. Je suis déjà au numéro vingt-deux. Il fait de plus en plus chaud. Une femme avec des bracelets en bois disparaît derrière une porte. J'entends des gémissements, on crie "salope", on crie "mon tigre". La femme aux bracelets réapparaît brièvement avec de grosses lunettes de soleil. Elle se tient le visage, me fixe brièvement puis s'éclipse. Dix-neuf, dix-huit, dix-sept. Un comte passe. Des sanglots, un air de fado. Je me sens rétrécir. Ainsi qu'une paire de jambes qui se referme, la venelle se resserre encore. Machinalement je renifle mes doigts ou s'est déposée l'odeur vitale et organique qu'on découvre à ses premiers amours. Dix, neuf, huit. Des carreaux d'azulejos se décollent des façades et la stridulation des criquets cache le pleur d'un orphelin. Je suffoque. Du sang. Trois, deux, un. Des tuiles tombent du toit. Deux bougainvilliers plantés comme une vulve de chaque côté de la ruelle et des arbres déracinés obstruent le passage. Les éléments m’éraflent de toutes parts. Un puissant courant tourbillonnaire se visse dans le nombril d'une ville. Zéro.

    Le Benfica a égalisé. La télé passe les nouvelles internationales. Les images viennent de Suisse qui montrent un ouragan dévaster une ville. Interdit, j'insère sans m'en rendre compte, un cure-dent à la page septante-quatre. Cela se passe à La Chaux-de-Fonds, ma ville natale. Quelle œuvre dans les aubes de sa tentaculaire hélice est en train de la séquestrer, de la broyer, de l'anéantir.