Le vieux Tiba
Son grand-père le faisait déjà. Dès que le facteur
arrivait, quitte à tout lâcher ou à bousculer ceux qui se trouvaient là,
il se précipitait à la page des morts. Son père, amusé par la scène ne savait
pas que trente ans plus tard lui aussi se jetterait sur le journal tout aussi
voracement pour la même raison.
Et bien, le Marcel, le petit-fils a hérité des
mêmes gènes, bien que, avec sa jambe raide, il courra moins vite que ses aïeux.
Marcel est accoudé à la table de cuisine, sur son
gros nez couvert de points noirs, il a vissé ses lorgnons réparés avec du
scotch. A travers les verres maculés de gras et de poussière, en tordant la
tête pour échapper aux reflets du soleil qui pénètrent le guichet, Marcel
entame son morceau de lecture. Il se passe les mains sur la poitrine en
s'essuyant les doigts, se lèche les lèvres et fait un bruit bizarre avec sa
bouche.
-Voyons, voyons.
Il feuillette rapidement l'Arcinfo, passe la page
du mot-croisé. Il relève le coin supérieur du journal.
-De bleu, y'en a douze aujourd'hui. Bon, y
viennent presque tous du Bas. Pas étonnant avec la vie qu'ils mènent l'en-bas.
Avec leur pinard, c'est d'jà
étonnant qu'ils se raidissent pas avant.
Que des inconnus. Et, d'un coup, le Marcel
s'étouffe à moitié.
-De dieu, l'Fernand.
En bas de page, cadré dans une épaisse bordure
noire, surmonté d'un verset énigmatique, il reconnaît le nom d'une
vieille connaissance.
Son épouse Marguerite, Tiba,
Ses enfants Tobias, Clara ……
….ont le triste devoir….
Marcel relève sa casquette par la visière, se
gratte le front avec le petit doigt.
-Tiba ? Ch'avais pas qu'il avait un chien.
Marcel n'en revient pas, il relit encore. Qu'on
puisse aligner épouse et chien au même niveau sur la même ligne, avant les
enfants de surcroît, l'éberlue sérieusement.
-N'importe quoi ! Y savent lire mai'nant les
chiens ?
Le mercredi suivant, le 27
mars 2019
exactement, a lieu la cérémonie au centre funéraire. Il y a peu de monde,
une quinzaine de personnes. Le pasteur entame son hommage en commentant
l'impressionnante décoration Art Nouveau qui habille et qui habite ce joyau de
la ville de La Chaux-de-Fonds.
-Fernand, notre frère qui aimait tant les belles
choses, sans doute d'ici, de cet écrin d'Art Nouveau, rejoindra-t-il le
ciel et son oeuvre d'Art Renouveau.
Puis, il insiste lourdement sur les affres de
l'enfer pour ceux qui ne respecteraient pas le contrat soi-disant conclu
tacitement avec Dieu le Père. Enfin, il évoque rapidement la vie de Fernand et de ses vicissitudes.
Marcel affublé de son plus beau costume baille un
peu, fatigué de ces bondieuseries même s'il lui arrive régulièrement de prier ;
à l'abri des regards.
Au maigre apéritif qui suit, quelques biscuits Tuc,
trois bouteilles de Grand-Palais à 3,50 et des gobelets de plastique encore
emballés dans leur sachet. Marcel tire sa patte raide, solennellement il
s'approche de Marguerite et la couvre de ses doléances.
Ils discutent un brin.
-Ch'avais pas que vous aviez un chien.
-Un chien ? Mais nous n'avons jamais eu de chien.
-Mais j'ai bien lu Tiba sur le faire part, chuis
pas fou, j'ai même r'lu une seconde fois, des fois que j'me j'sr'ais trompé.
Marguerite engage un sourire mystérieux, mais en
raison des circonstances funèbres, elle se ravise.
-Écoute Marcel, demain matin, viens boire le café
à la maison, on parlera du bon vieux temps et je t'expliquerais tout.
Marcel, un peu décontenancé, engloutit un petit Tuc
qui se désintègre en farine au fond de sa gorge. Pour faire passer, il se verse
un gobelet de vin rouge. Le plastique mou s'écrase quand il l'empoigne, se fend
et s'étiole comme une marguerite.
-Merd' mon beau costume. Et pis, c'te piquette on
dirait du Neuch.
Le jeudi, Marcel sonne à la porte du petit immeuble
à la rue de l'Industrie. Marguerite le reçoit, assez détendue. Un chat gris se
glisse dans l'ouverture de la porte. Pas de niche ni de chien.
Le hall d'entrée est imprégné de tristesse, des
chrysanthèmes assoiffées baissent la tête. Une forte odeur de thuyas émane
d'une couronne où est écrit en lettres d'or, sur le ruban bigarré : à Nan-Nan.
Le salon semble plus joyeux. Le pasteur, qui avait
rapporté dans son discours que Nan-Nan aimait les jolies choses avait
omis de préciser qu'il s'agissait surtout de bibelots rapportés de vacances. Le
sommet du bon goût. La pièce est complètement remplie d'étagères, de napperons
fait au crochet, de souvenirs. La totale, de la boule avec la tour Eiffel sous
la neige, à la miniature du château du facteur Cheval en coquillage en passant
par un lot d'assiettes émaillées où figurent, enfouis sous un lit de roses, des
armaillis en costume.
Marcel se pince le cou, dubitatif. Ben si c'est
d'ja comme ça ici-bas, j'me d'mande bien comment ça s'ra là-haut pour
not' Nan-Nan.
Sur la table, un carton plein de photos et de
lettres de condoléances qui rappelle le deuil. Une grosse horloge neuchâteloise
bat la seconde. Un tableau brodé au point de croix représentant les glaneuses
de Millet parachève à ravir l'agencement de la pièce.
-Allons à la cuisine, comme tu peux t'en rendre
compte, ici Fernand est encore trop présent.
La cuisine fraîchement rénovée est fraîche et
claire et sent bon le Carolin aux bourgeons de sapin - le détergent - acheté à
Morteau. Une enveloppe titrée 'Testament" est appuyée contre la
corbeille à fruits où un citron tout seul fini de s'assécher. Une mouche se
pose sur la table.
- Je passe mon temps assise ici depuis l'accident.
Tu vois, on venait de finir les travaux.
Tu ne remarques rien ?
Marcel n'y comprend plus rien et ça mouline dans sa
tête. Diou, c'est quoi c't'affaire d'accident ? Elle veut qu' je r'marque
quoi ?
Gêné, il se cure le dessous d'un ongle noir avec
celui du pouce et retourne ses mains les doigts repliés vers la paume. La
mouche est partie. Trouvant sans doute, ses ongles assez propres, il reprend de
l'assurance et dit " Vas-y, raconte moi ".
C'est autour de Marguerite d'adopter un
comportement étrange. Marguerite est une femme mince au visage austère, si fin
que Marcel se demande si ses quelques rides proviennent du dessus ou du
dessous de la peau. Elle porte la même robe grise qu'à l'enterrement avec un
tablier de ménagère par dessus.
Elle joint ses mains, les porte au creux de sa robe
sur les cuisses, elle avale une grosse bouffée d'air. Puis, comme si elle
allait exploser, elle se met à crier en relevant les bras vers le visage.
-Il a pété, il y a de l'eau partout, vite, vite.
Elle imitait en fait, l'effarement de sa mère,
quand à l'époque, elle découvrit que la chaudière s'était fissurée. Marcel,
surpris par la mise en scène manque de s'effondrer de sa chaise. En se retenant
à la table, il remarque - sûrement ce quelque chose auquel Marguerite
avait fait allusion - la chaudière, toute neuve. Elle est parée de la marque
Tiba.
Les deux familles, celle de Marguerite et celle de
Fernand, qui vivaient déjà dans ce petit immeuble à la rue de l'Industrie quand
l'événement se produisit, se levèrent d'un bond pour se précipiter devant le
Tiba, anéantis comme s'ils se trouvaient dans une ville bombardée. Sauf Tobias
que personne n'arrivait à réveiller.
Dehors, cette nuit
là, le thermomètre indiquait -15 degrés.
Il a fallu s'organiser pour une bonne semaine en
attendant que le spécialiste de chez Tiba puisse venir souder la cuve.
Il fut décidé qu'une partie de l'appartement du bas
servirait de lieu de vie dans la journée. Et la nuit, que tous dormiraient au
grand salon du haut, en tout cas pendant la période de cramine.
Tobias, lui, a
voulu rester dans sa chambre, les lèvres gercées, à crever de froid.
Quand le monteur de chez Tiba repartit tout fier du
succès de son intervention, quelque chose avait changé à la rue de l'Industrie.
Le froid avait rapproché des corps, les gelées avait rapproché des coeurs.
Marguerite et Fernand s'étaient embrasés, Marguerite et Fernand s'étaient
embrassés.
Bien plus tard, après le mariage, le couple reprit
l'appartement du bas.
Un soir d'hiver, Fernand était bouillant et
Marguerite fiévreuse. Pris de fureur et dénudé de patience, il lui avait
déchiré la robe, et elle, déshabillée de gênes préludant son corps à toutes les
passions, s'était offerte à ce qui voulait bien poindre.
Le Tiba avait fait glou-glou.
Ce fut un garçon appelé Tobias.
Le Tiba servait surtout l'hiver, mais restait utile
pour une chlampée aux entre-saisons. En été, Marguerite, mais aussi Fernand qui
aimait faire la popote l'allumait volontiers en guise de cuisinière. Ils
adoraient entendre le frémissement des oignons dans le beurre, sentir la vapeur
des haricots verts aromatisés de sarriette et écouter le couvercle qui
tremblait sur la marmite annonçant la meilleure des purées de pommes de
terre.
Un jour, Tobias alors ado, annonça qu'il ne
supportait plus de vivre dans un musée , dans un asile où l'on préfère
son fourneau à ses propres enfants et que, pour au moins ne pas ressembler à
son père, il deviendra frigoriste.
Il avait claqué la porte avec une telle violence
qu'une grosse bûche en travers de la chaudière se dégagea, produisant un fort
dégazage qui souleva la bouche du clapet du Tiba qui sembla dire un mot d'adieu.
Plus tard encore, alors que Clara préparait du
caramel sur la plaque du Tiba, sa mère remarqua un petit ventre, un ventre gros.
-Je suis enceinte Maman, je ne sais pas quoi
faire, il n'y aura pas de père.
Marguerite avait pris sa fille dans ses bras.
-Ne t'en fait pas, nous nous en occuperons avec
toi. Tant pis pour les ragots.
Les embrassades, les accolades avaient durées
si longtemps, que le caramel avait fini par cramer émanant dans la pièce une
odeur de sucre brûlé qui persista pendant deux semaines.
Ce fut une fille, appelée Caramelle.
Il n'y a pas si longtemps, Clara a rencontré un
type bien, elle est partie avec lui en Belgique d'où il est originaire. Pour
l'occasion le Tiba a servi une dernière fois. Moules frites pour tout le monde.
Puis, le Tiba a recommencé à avoir des fuites, mais
ce n'était plus réparable. Alors il a fallu le remplacer. C'est à cette
occasion que la cuisine fut rénovée.
C'est Fernand qui a démonté le Tiba. Ça lui a pris
trois jour pour le desceller et détacher la tuyauterie. Tout seul, ça pas été
de la tarte, ça pèse des centaines de kilos, un Tiba. Puis il a fallu emprunter
une remorque pour l'amener à la ferraille.
Quand la grue, comme une main géante a agrippé le
Tiba, l'a élevée vers le ciel comme un fétus de paille, l'a lâchée dans
le vide comme un caca de nez et qu'il s'est fracassé sur la monstre montagne de
fer comme un bibelot qui n'aurait servi à rien, Fernand a eu un pincement au
coeur - oui, oui c'est fleur bleue - mais une larme s'est échappée de ses
paupières.
-Bordel ! La clé, j'ai oublié d'enlever la
clé.
Fernand s'élance dans la montagne de ferraille. Il
escalade frigos, cuisinières, enfin à grand peine, à bout de souffle il
atteint le Tiba, je l'ai, je l'ai.
En bas, les employés s'affolent, ils crient,
ils gueulent, ils ordonnent descendez immédiatement, c'est trop dangereux.
Au même moment une trancheuse à viande se met
à dégringoler. Elle percute violemment le Tiba qui titube, puis se décroche.
Fernand, qui avait dû lâcher prise, roule dans la ferraille emmenant avec lui ,
tubulure, boîtier en fer, machines en fonte dans un vacarme assourdissant. A
peine se retrouve-t-il au sol que le Tiba s'abat sur son corps déjà
recroquevillé protégeant dans sa main une clé.
A ce moment de l'histoire, Marcel est bouche
bée.
Après un instant il dit :
-De diou, t'a mis l'nom d'l'assassin sur l'faire
part.
Marguerite lève l'enveloppe calée à la corbeille à
fruits, lui impulse un léger tremblement comme à un éventail.
-Je ne connaissais pas l'existence de cette
clé, je l'ai apprise en lisant ceci.
Dans le coffre, dont j'ignorais l'existence, j'ai
trouvé une liasse de billets de milles francs, quelques documents et photos, mais surtout une lettre qui
m'était destinée.
-Marcel, on ne se connait pas très bien,
mais tu voyais souvent Fernand. S'il te plaît, lis mois cette lettre j'en ai
besoin après tout ce temps et je n'ai trouvé personne à qui j'aurais osé
le demander.
Marcel, le regard en biais, observe
Marguerite, ses yeux sont rouges. A travers sa peau transparente, il en
est sûr cette fois, il voit bien des
rides qui la couvrent de partout.
Il enfile des lunettes tenues par un scotch.
A tout hasard, il les avait heureusement
nettoyées.
Il déplie la lettre où les mots s'alignent
d'une écriture simple aux hampes légères mais aux jambages gras et prononcés.
Et d'une voix hésitante...
… tu te rappelles ma Guerite, comme on était bien
dans notre cuisine, avec le Tiba qui a fait nous connaître, qui a fait nous
aimer, qui crépitait, qui nous observait quand on était fous et fiévreux.
Qu'aurais-je été sans toi ? De quelle vie aurais-je dû me contenter sans tout
ce que tu as su m'apporter ….
-J'peux plus, excuse, mais c'est trop.. , c'est
vot'vie, quoi.
-Je comprends, c'est ma faute, j'aurais pas dû.
Je me sens si démunie.
Tremblante, elle laisse s'échapper des mots que
jamais elle n'aurait cru dire un jour.
-Tu sais Marcel, si j'ai fait marquer Tiba sur le
faire part, c'est parce que, au Fernand, je n'ai jamais été foutue de lui dire
je t'aime.
En posant la lettre d'un geste de semeur de
graine, Marcel a le temps de guigner le post-scriptum.
PS:
Sous la cassette à cendres du Tiba, j'ai caché une
clé qui ouvre un coffre derrière les glaneuses au salon.
-T'en fais pas Marcel, je vais m'en remettre, je
vais aller chercher quelque chose.
Marguerite revient du salon avec une bouteille et deux
verres généreusement kitsch, gravés d'un court texte : à Nan-Nan pour tes
58 ans.
La mouche est revenue se poser sur la table.
Allez, à la vie !
A la vie, il est vraiment
fameux ce Pinot noir de Neuchâtel, du 61