PascalF Kaufmann

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La lame La gune Début de citation La Dame aux fous Le vieux Tiba

Le vieux Tiba

 Son grand-père le faisait déjà. Dès que le facteur arrivait, quitte à tout lâcher ou à bousculer ceux qui se trouvaient  là, il se précipitait à la page des morts. Son père, amusé par la scène ne savait pas que trente ans plus tard lui aussi se jetterait sur le journal tout aussi voracement pour la même raison.

 Et bien, le Marcel, le petit-fils a hérité des mêmes gènes, bien que, avec sa jambe raide, il courra moins vite que ses aïeux.

 Marcel est accoudé à la table de cuisine, sur son gros nez couvert de points noirs, il a vissé ses lorgnons réparés avec du scotch. A travers les verres maculés de gras et de poussière, en tordant la tête pour échapper aux reflets du soleil  qui pénètrent le guichet, Marcel entame son morceau de lecture. Il se passe les mains sur la poitrine en s'essuyant les doigts, se lèche les lèvres et fait un bruit bizarre avec sa bouche.
-Voyons, voyons.

Il feuillette rapidement l'Arcinfo, passe la page du mot-croisé. Il relève le coin supérieur  du journal.

-De bleu, y'en a douze aujourd'hui. Bon, y viennent presque tous du Bas. Pas étonnant avec la vie qu'ils mènent l'en-bas. Avec  leur pinard, c'est d'jà  étonnant qu'ils se raidissent pas avant.

 Que des inconnus. Et, d'un coup, le Marcel s'étouffe à moitié.

-De dieu, l'Fernand.

  En bas de page, cadré dans une épaisse bordure noire, surmonté d'un verset énigmatique, il reconnaît  le nom d'une vieille connaissance.

            Son épouse Marguerite, Tiba,

            Ses enfants Tobias, Clara ……

                ….ont le triste devoir….

 Marcel relève sa casquette par la visière, se gratte le front avec le petit doigt.

-Tiba ? Ch'avais pas qu'il avait un chien.

 Marcel n'en revient pas, il relit encore. Qu'on puisse aligner épouse et chien au même niveau sur la même ligne, avant les enfants de surcroît, l'éberlue sérieusement.

-N'importe quoi ! Y savent lire mai'nant les chiens ?

 Le mercredi suivant, le 27 mars 2019 exactement,  a lieu la cérémonie au centre funéraire. Il y a peu de monde, une quinzaine de personnes. Le pasteur entame son hommage en commentant l'impressionnante décoration Art Nouveau qui habille et qui habite ce joyau de la ville de La Chaux-de-Fonds.

-Fernand, notre frère qui aimait tant les belles choses,  sans doute d'ici, de cet écrin d'Art Nouveau, rejoindra-t-il le ciel et son oeuvre d'Art Renouveau.

 Puis, il insiste lourdement sur les affres de l'enfer pour ceux qui ne respecteraient pas le contrat soi-disant conclu tacitement avec  Dieu le Père. Enfin, il évoque rapidement  la vie de Fernand et de ses vicissitudes.

 Marcel affublé de son plus beau costume baille un peu, fatigué de ces bondieuseries même s'il lui arrive régulièrement de prier ; à l'abri des regards.

  Au maigre apéritif qui suit, quelques biscuits Tuc, trois bouteilles de Grand-Palais à 3,50 et des gobelets de plastique encore emballés dans leur sachet. Marcel tire sa patte raide,  solennellement il s'approche de Marguerite et la couvre de ses doléances.

Ils discutent un brin.

-Ch'avais pas que vous aviez un chien.

-Un chien ? Mais nous n'avons jamais eu de chien.

-Mais j'ai bien lu Tiba sur le faire part, chuis pas fou, j'ai même r'lu une seconde fois, des fois que j'me j'sr'ais trompé.

 Marguerite engage un sourire mystérieux, mais en raison des circonstances funèbres, elle se ravise.

-Écoute Marcel, demain matin, viens boire le café à la maison, on parlera du bon vieux temps et je t'expliquerais tout.

 Marcel, un peu décontenancé, engloutit un petit Tuc qui se désintègre en farine au fond de sa gorge. Pour faire passer, il se verse un gobelet de vin rouge. Le plastique mou s'écrase quand il l'empoigne, se fend et  s'étiole comme une marguerite.

-Merd' mon beau costume. Et pis, c'te piquette on dirait du Neuch.

 Le jeudi, Marcel sonne à la porte du petit immeuble à la rue de l'Industrie. Marguerite le reçoit, assez détendue. Un chat gris se glisse dans l'ouverture de la porte. Pas de niche ni de chien.

 Le hall d'entrée est imprégné de tristesse, des chrysanthèmes assoiffées baissent la tête. Une forte odeur de thuyas émane d'une couronne où est écrit en lettres d'or, sur le ruban bigarré : à Nan-Nan.

 Le salon semble plus joyeux. Le pasteur, qui avait rapporté dans son discours que Nan-Nan  aimait les jolies choses avait omis de préciser qu'il s'agissait surtout de bibelots rapportés de vacances. Le sommet du bon goût. La pièce est complètement remplie d'étagères, de napperons fait au crochet, de souvenirs. La totale, de la boule avec la tour Eiffel sous la neige, à la miniature du château du facteur Cheval en coquillage en passant par un lot d'assiettes émaillées où figurent, enfouis sous un lit de roses, des armaillis en costume.

 Marcel se pince le cou, dubitatif. Ben si c'est d'ja comme ça ici-bas,  j'me d'mande bien comment ça s'ra là-haut pour not' Nan-Nan.

  Sur la table, un carton plein de photos et de lettres de condoléances qui rappelle le deuil. Une grosse horloge neuchâteloise bat la seconde. Un tableau brodé au point de croix représentant les glaneuses de Millet parachève à ravir l'agencement de la pièce.

 -Allons à la cuisine, comme tu peux t'en rendre compte, ici Fernand est encore trop présent.

 La cuisine fraîchement rénovée est fraîche et claire et sent  bon le Carolin aux bourgeons de sapin - le détergent - acheté à Morteau. Une enveloppe titrée  'Testament" est appuyée contre la corbeille à fruits où un citron tout seul fini de s'assécher. Une mouche se pose sur la table.

- Je passe mon temps assise ici depuis l'accident. Tu vois, on venait de finir les travaux.
Tu ne remarques rien ?

 Marcel n'y comprend plus rien et ça mouline dans sa tête. Diou, c'est quoi c't'affaire d'accident ?  Elle veut qu' je r'marque quoi ?

 Gêné, il se cure le dessous d'un ongle noir avec celui du pouce et retourne ses mains les doigts repliés vers la paume. La mouche est partie. Trouvant sans doute, ses ongles assez  propres,  il  reprend  de  l'assurance et dit " Vas-y, raconte moi ".

 C'est autour de Marguerite d'adopter un comportement étrange. Marguerite est une femme mince au visage austère, si fin que Marcel se demande si ses quelques  rides proviennent du dessus ou du dessous de la peau. Elle porte la même robe grise qu'à l'enterrement avec un tablier de ménagère par dessus.

 Elle joint ses mains, les porte au creux de sa robe sur les cuisses, elle avale une grosse bouffée d'air. Puis, comme si elle allait exploser, elle se met à crier en relevant les bras vers le visage.

-Il a pété, il y a de l'eau partout, vite, vite.

 Elle imitait en fait, l'effarement de sa mère, quand à l'époque, elle découvrit que la chaudière s'était fissurée. Marcel, surpris par la mise en scène manque de s'effondrer de sa chaise. En se retenant à la table,  il remarque - sûrement ce quelque chose auquel Marguerite avait fait allusion - la chaudière, toute neuve. Elle est parée de la marque Tiba.

  Les deux familles, celle de Marguerite et celle de Fernand, qui vivaient déjà dans ce petit immeuble à la rue de l'Industrie quand l'événement se produisit, se levèrent d'un bond pour se précipiter devant le Tiba, anéantis comme s'ils se trouvaient dans une ville bombardée. Sauf Tobias que personne n'arrivait à réveiller.

 Dehors, cette nuit là, le thermomètre indiquait  -15 degrés.







 

 Il a fallu s'organiser pour une bonne semaine en attendant que le spécialiste de chez Tiba puisse venir souder la cuve.

 Il fut décidé qu'une partie de l'appartement du bas servirait de lieu de vie dans la journée. Et la nuit, que tous dormiraient au grand salon du haut, en tout cas pendant la période de cramine.
Tobias, lui, a voulu  rester dans sa chambre, les lèvres gercées, à crever de froid.

 Quand le monteur de chez Tiba repartit tout fier du succès de son intervention, quelque chose avait changé à la rue de l'Industrie. Le froid avait rapproché des corps, les gelées avait rapproché des coeurs. Marguerite et Fernand s'étaient embrasés,  Marguerite et Fernand s'étaient embrassés.
 Bien plus tard, après le mariage, le couple reprit l'appartement du bas.

 Un soir d'hiver, Fernand était bouillant et Marguerite fiévreuse. Pris de fureur et  dénudé de patience, il lui avait déchiré la robe, et elle, déshabillée de gênes préludant son corps à toutes les passions, s'était offerte à ce qui voulait bien poindre.

Le Tiba avait fait glou-glou.

Ce fut un garçon appelé Tobias.

 

 Le Tiba servait surtout l'hiver, mais restait utile pour une chlampée aux entre-saisons. En été, Marguerite, mais aussi Fernand qui aimait faire la popote l'allumait volontiers en guise de cuisinière. Ils adoraient entendre le frémissement des oignons dans le beurre, sentir la vapeur des haricots verts aromatisés de sarriette et écouter le couvercle qui tremblait sur la marmite annonçant  la meilleure des purées de pommes de terre.

 Un jour, Tobias alors ado, annonça qu'il ne supportait plus de vivre dans un musée , dans un asile où  l'on préfère son fourneau à ses propres enfants et que, pour au moins ne pas ressembler à son père, il deviendra frigoriste.

 Il avait claqué la porte avec une telle violence qu'une grosse bûche en travers de la chaudière se dégagea, produisant un fort dégazage qui souleva la bouche du clapet du Tiba qui sembla dire un mot d'adieu.

  Plus tard encore, alors que Clara préparait du caramel sur la plaque du Tiba, sa mère remarqua un petit ventre, un ventre gros.

-Je suis enceinte Maman, je ne sais pas quoi faire, il n'y aura pas de père.

Marguerite avait pris sa fille dans ses bras.

-Ne t'en fait pas, nous nous en occuperons avec toi. Tant pis pour les ragots.
Les embrassades, les accolades avaient  durées si longtemps, que le caramel avait fini par cramer émanant dans la pièce une odeur de sucre brûlé qui persista pendant deux semaines.

Ce fut une fille, appelée Caramelle.

 Il n'y a pas si longtemps, Clara a rencontré un type bien, elle est partie avec lui en Belgique d'où il est originaire. Pour l'occasion le Tiba a servi une dernière fois. Moules frites pour tout le monde.

  Puis, le Tiba a recommencé à avoir des fuites, mais ce n'était plus réparable. Alors il a fallu le remplacer. C'est à cette occasion que la cuisine fut rénovée. 

 C'est Fernand qui a démonté le Tiba. Ça lui a pris trois jour pour le desceller et détacher la tuyauterie. Tout seul, ça pas été de la tarte, ça pèse des centaines de kilos, un Tiba. Puis il a fallu emprunter une remorque pour l'amener à la ferraille.

 Quand la grue, comme une main géante a agrippé le Tiba, l'a élevée vers le ciel comme un fétus de paille,  l'a lâchée dans le vide comme un caca de nez et qu'il s'est fracassé sur la monstre montagne de fer comme un bibelot qui n'aurait servi à rien, Fernand a eu un pincement au coeur - oui, oui c'est fleur bleue - mais une larme s'est échappée de ses paupières.

 -Bordel ! La clé, j'ai oublié d'enlever  la clé.

 Fernand s'élance dans la montagne de ferraille. Il escalade frigos, cuisinières, enfin à grand peine, à bout de souffle il atteint  le Tiba,  je l'ai, je l'ai.

 En bas, les employés s'affolent, ils  crient, ils gueulent, ils ordonnent descendez immédiatement, c'est trop dangereux.

 Au même moment une trancheuse à viande se met à dégringoler. Elle percute violemment le Tiba qui titube, puis se décroche. Fernand, qui avait dû lâcher prise, roule dans la ferraille emmenant avec lui , tubulure, boîtier en fer, machines en fonte dans un vacarme assourdissant. A peine se retrouve-t-il au sol que le Tiba s'abat sur son corps déjà recroquevillé protégeant dans sa main une clé.

  A ce moment de l'histoire, Marcel est bouche bée.  
Après un instant il dit :

-De diou, t'a mis l'nom d'l'assassin sur l'faire part.

 Marguerite lève l'enveloppe calée à la corbeille à fruits, lui impulse un léger tremblement comme à un éventail.

-Je ne  connaissais pas l'existence de cette clé, je l'ai apprise en lisant ceci.

 Dans le coffre, dont j'ignorais l'existence, j'ai trouvé une liasse de billets de milles francs,  quelques documents  et photos, mais surtout une lettre qui m'était destinée.

-Marcel,  on ne se connait pas très bien, mais tu voyais souvent Fernand. S'il te plaît, lis mois cette lettre j'en ai besoin après tout ce temps et  je n'ai trouvé personne à qui j'aurais osé le demander.

  Marcel, le regard en biais,  observe Marguerite, ses yeux sont rouges. A travers sa peau transparente,  il en est sûr cette fois,  il voit bien des rides qui la couvrent  de partout.

Il enfile des lunettes tenues  par un scotch.
A tout hasard,  il les avait heureusement nettoyées.
Il déplie  la lettre où les mots s'alignent d'une écriture simple aux hampes légères mais  aux  jambages gras et prononcés.
Et d'une voix hésitante...

… tu te rappelles ma Guerite, comme on était bien dans notre cuisine, avec le Tiba qui a fait nous connaître, qui a fait nous aimer, qui crépitait, qui nous observait quand on était fous et fiévreux. Qu'aurais-je été sans toi ? De quelle vie aurais-je dû me contenter sans tout ce que tu as su m'apporter ….

 -J'peux plus, excuse, mais c'est trop.. , c'est vot'vie, quoi.

 -Je comprends, c'est ma faute, j'aurais pas dû. Je me sens si démunie.

Tremblante, elle laisse s'échapper des mots que jamais elle n'aurait cru dire un jour.

-Tu sais Marcel, si j'ai fait marquer Tiba sur le faire part, c'est parce que, au Fernand, je n'ai jamais été foutue de lui dire je t'aime.

 En posant la lettre d'un geste  de semeur de graine, Marcel a le temps de guigner le post-scriptum.

PS:
Sous la cassette à cendres du Tiba, j'ai caché une clé qui ouvre un coffre derrière les glaneuses au salon.

 

-T'en fais pas Marcel, je vais m'en remettre, je vais aller chercher quelque chose. 

  Marguerite revient du salon avec une bouteille et deux verres généreusement  kitsch, gravés d'un court texte : à Nan-Nan pour tes 58 ans.

La mouche est revenue se poser sur la table.

Allez, à la vie !

A la vie, il est vraiment fameux ce Pinot noir de Neuchâtel, du 61









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